L’urgence climatique et la primauté du droit
Les mesures prises par l’État pour faire face aux catastrophes climatiques doivent être manifestement équitables et tenir compte des effets extrêmement inégaux des changements climatiques.
« Nous sommes au cœur d’une urgence climatique qui menace notre santé, notre planète et l’avenir de nos enfants et petits-enfants », a dit au Guardian le maire de Londres, Sadiq Khan, après avoir déclaré l’état d’urgence climatique dans la capitale du Royaume-Uni. Au Canada, des centaines de villes dans six provinces ont emboîté le pas, dont Vancouver et Halifax. Elles ont mis en place tout un éventail de dispositifs, qui vont du financement rapide de stratégies d’adaptation locale, par exemple la construction ou l’amélioration de digues, à l’accélération des mesures municipales pour atteindre la carboneutralité.
Étant donné le caractère impératif de la lutte pour le climat, les engagements municipaux pris dans la foulée de ces déclarations sont opportuns. Mais ils mettent aussi en évidence un autre défi : celui de déterminer le rôle que devra jouer le droit dans cet état d’urgence climatique perpétuel.
Depuis plusieurs décennies, les environnementalistes exhortent les gouvernements à prendre au sérieux la menace des changements climatiques. Ils plaident pour une intervention d’État immédiate, le même genre d’intervention qui s’imposerait en temps de guerre ou devant l’imminence d’attaques terroristes. La multiplication récente de déclarations de l’état d’urgence climatique semble indiquer que les dirigeants commencent à voir la chose sous cet angle. Les inondations, les feux de forêt, les tempêtes et les vagues de chaleur mortelles qui dernièrement ont frappé le Canada comme jamais auparavant laissent entrevoir les effets catastrophiques d’un réchauffement de la planète supérieur à 1,5 degré, tel que l’a prédit le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).
Il n’est pas surprenant de voir les villes adopter des mesures d’urgence, car elles sont au front des désastres climatiques. Mais ce sentiment d’urgence devrait gagner d’autres ordres de gouvernements, au Canada comme ailleurs. Et avant que cela ne se produise, il importe de réfléchir à la tristement célèbre citation du théoricien du droit Carl Schmitt, qui dit qu’en situation d’urgence, « l’État demeure, tandis que le droit recule. »
Des juristes contemporains ont remis en cause la vision de Schmitt en soulignant le rôle crucial du droit en temps de crise. Selon eux, la primauté du droit agit comme un garde-fou essentiel contre l’arbitraire, en limitant le pouvoir coercitif de l’État par des contraintes de forme et de fond. Les tribunaux sont les gardiens du droit, par le travail qu’ils font pour contrer en principe les mesures étatiques injustifiées et illégitimes.
Maintenant, en ce qui concerne l’urgence climatique, la question est de savoir si la primauté du droit devrait de la même manière entraver l’action des gouvernements, alors qu’ils commencent à comprendre la gravité des avertissements du GIEC et à prendre des mesures vitales contre le changement climatique. A contrario, ces mesures devraient-elles être exemptes de tout contrôle, comme le suggère M. Schmitt?
Pour répondre à cette question, on doit notamment considérer le rôle facilitateur et les fondements de la primauté du droit. Celle-ci exige qu’une attention particulière soit portée aux personnes les plus vulnérables à l’action et à l’inaction de l’État. Elle appelle également des processus décisionnels transparents, qui donnent aux personnes touchées le droit d’être entendues.
Par ailleurs, la primauté du droit va au-delà de l’encadrement de l’intervention de l’État par les tribunaux au moyen du contrôle judiciaire. Il s’agit également de faire en sorte que les dirigeants de première ligne prennent leurs décisions avec les autorités juridiques de première instance. Ainsi confrontés à l’urgence climatique, les législateurs et les acteurs étatiques poseront des gestes plus efficaces et légitimes, dans la mesure où ils respecteront leur engagement à l’égard du principe de primauté du droit. En d’autres termes, la primauté du droit, en ce qui a trait aux interventions climatiques, peut faire office de cadre garantissant une meilleure intervention des gouvernements, et sur bien des plans.
Cette conception de la primauté du droit ne devrait pas être étrangère aux avocats. S’appuyant sur les principes fondamentaux de la common law que sont l’équité et la raison, elle peut être précisée et étendue au combat titanesque contre les changements climatiques. Sur le plan opérationnel, la primauté du droit requiert que les décisions publiques soient manifestement équitables et raisonnables. Qu’il s’agisse d’évacuer des résidents en raison d’un incendie ou de modifier le zonage d’un terrain exposé à de nouveaux risques d’inondation, on ne peut déroger à ces principes de base de la common law. Pour être raisonnables, les décisions doivent suffisamment protéger les intérêts des personnes vulnérables. Et pour être équitables, elles doivent permettre aux parties affectées de s’exprimer.
Les décisions prises pour faire face aux catastrophes climatiques doivent tenir compte de l’énorme disparité des effets du changement climatique. Nous savons, par exemple, que les conditions météorologiques extrêmes affectent de manière disproportionnée les personnes vivant dans la pauvreté, et encore plus les itinérants. En outre, les Inuits du Canada ressentent déjà avec une acuité démesurée les impacts pérennes du réchauffement climatique, et ce sera bientôt au tour des communautés autochtones partout au pays, celles-là mêmes dont la culture et les systèmes de gouvernance sont si étroitement liés à la terre. Le principe de la primauté du droit ne doit pas servir à contraindre l’action du gouvernement en matière climatique, mais plutôt à garantir que les mesures nécessaires tiennent pleinement compte de la multitude de répercussions engendrées par l’action (et l’inaction) climatique.
À cet égard, les déclarations d’urgence climatique de Vancouver et de Halifax sont louables et exemplaires. Elles imposent la création de groupes de travail sur le climat et l’équité qui guideront les décisions municipales sur le climat « de manière à faire passer au premier plan les personnes les plus vulnérables aux effets des changements climatiques, et qui ont aussi le plus besoin d’être soutenues dans la transition vers l’énergie renouvelable. » La primauté du droit n’en exige pas moins.
La primauté du droit comporte aussi un aspect pratique, qui touche la prise de décisions concrètes. Les personnes les plus vulnérables, qui se retrouvent en situation d’insécurité alimentaire ou doivent se remettre d’une catastrophe induite par les changements climatiques, par exemple, sont typiquement moins susceptibles de participer à une période de préavis et de réception des commentaires ou d’assister au débat d’un conseil municipal. S’ils veulent mettre l’accent sur le rôle facilitateur de la primauté du droit, les agents publics doivent exploiter le potentiel d’innovation des instances administratives pour que les personnes marginalisées aient de réelles occasions de se faire entendre. Il est regrettable que les déclarations de l’état d’urgence climatique ne disent rien des processus qui seront mis en œuvre pour que les populations les plus touchées puissent réellement influer sur les mesures d’adaptation aux changements climatiques. Voilà une lacune des déclarations faites à ce jour.
Le conseiller municipal de Richmond, Michael Wolfe, a fait remarquer, lors du vote pour déclarer l’état d’urgence climatique, que « nous avons tous un rôle à jouer pour façonner l’avenir. » C’est vrai : nous sommes tous responsables de la stabilité du climat et du maintien de la vie qui en dépend. Mais il nous incombe aussi à chacun d'entre nous de défendre pleinement et positivement la primauté du droit, pour être en mesure de faire face au déchaînement climatique imminent.
Adhérer à la primauté du droit dans les mesures que nous prenons pour relever le défi est notre meilleure chance d’en arriver à une politique climatique efficace et légitime.