La Cour suprême s’aventure sur le terrain du pollueur-payeur
Ça n’augure jamais très bien lorsque les tribunaux s’aventurent sur le terrain des politiques législatives, et encore moins quand la question n’a pas été réellement plaidée par les parties ni prise en compte de manière équilibrée dans le jugement.
La récente décision de la Cour suprême dans Orphan Well Association et al. c. Grant Thornton Limited et al. – mieux connue sous le nom de l’affaire Redwater – en est une illustration.
Le litige porte sur la question de savoir si le droit en matière de faillites a préséance sur les ordonnances réglementaires provinciales. Redwater Energy Corporation était une entreprise dans le secteur pétrolier et gazier en Alberta qui détenait un certain nombre de propriétés en développement sous l’autorité de la Alberta Energy Regulator (AER). Mais les choses ont mal tourné pour Redwater et son principal prêteur, Alberta Treasury Branches (ATB), a rappelé son prêt et nommé Grant Thornton LLP comme séquestre puis comme syndic en vertu de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (LFI).
Après avoir pris connaissance des obligations liées à la remise en état de sites environnementaux associées à certaines des propriétés non productives de Redwater, Grant Thornton a cherché à exploiter les puits producteurs et à renoncer aux actifs restants en vertu de la LFI. L’approche a eu pour effet de laisser la remise en état à l’Orphan Well Association (OWA), une organisation financée par l’industrie albertaine pour administrer un fonds de remise en état de « puits orphelins ».
L’AER a refusé d’autoriser le transfert des licences de production. L’organisme a plutôt émis des ordonnances de remise en état et la constitution d'une garantie pour les coûts d’assainissement.
Dans la décision de la majorité rendue par le juge en chef Richard Wagner, la Cour suprême a appliqué le critère en trois volets énoncé dans sa décision de 2012 Terre-Neuve-et-Labrador c. AbitibiBowater Inc. La majorité a statué que les réclamations n’étaient pas une dette, un engagement ou une obligation envers un créancier et qu’elles étaient trop éloignées ou conjecturales pour y attacher une valeur pécuniaire, ne satisfaisant donc pas aux premier et troisième volets du critère. Par conséquent, la faillite n’a pas eu pour effet de défaire les ordonnances et le syndic ne pouvait pas choisir uniquement les biens de valeur en renonçant aux autres.
On aurait pu arrêter là, mais la majorité a ajouté que « ce régime a l’avantage de s’accorder avec le principe du pollueur‑payeur, un précepte bien reconnu du droit canadien de l’environnement ». La notion du pollueur-payeur n’est mentionnée à peine qu’une seule fois dans le mémoire des appelants, et aucune dans celui des intimées. Il est difficile de voir ce principe comme un enjeu central dans le dossier. À quel point ce principe du pollueur-payeur est-il reconnu en droit canadien?
L'adoption du principe du pollueur-payeur dans les lois canadiennes provinciales et fédérales sur le nettoyage des sites contaminés est en grande partie le résultat du rapport de 1993 du Conseil canadien des ministres de l'Environnement (CCME) sur la responsabilité des sites contaminés. Ce rapport énonce 13 principes qui devraient s'appliquer, et celui du pollueur-payeur, bien que décrit comme primordial, n’est qu’un des cinq « principes à la base », les autres étant le fair-play, l’ouverture, l’accessibilité et la participation, le paiement des bénéficiaires et le développement durable. Parmi les sept autres « principes spécifiques », les gouvernements sont encouragés à tenter d'obtenir la priorité sur toutes les autres revendications ou charges. Toutefois, dans la reformulation des principes du CCME en 2006, il est expressément reconnu que « toute législation provinciale établissant une priorité dans ce domaine sera subordonnée à la priorité fédérale dans des affaires telles que la faillite et d'autres secteurs de la juridiction fédérale ».
Le Manitoba, dans la Loi sur l'assainissement des lieux contaminés, est la seule province à avoir adopté l'approche du pollueur-payeur. La LALC établit un mécanisme de répartition entre les parties potentiellement responsables (PPR) et leur attribue plusieurs responsabilités. On y reconnaît que les actions orphelines et les sites orphelins deviennent la responsabilité de la province.
Le mécanisme d’allocation pour la remise en état des sites contaminés dans d’autres provinces serait peut-être mieux décrit comme « la personne avec les poches les plus profondes paie » ou, plus généralement, « la dernière personne toujours debout paie ». La Colombie-Britannique impose plusieurs responsabilités aux PPR, y compris aux propriétaires actuels, laissant aux parties qui paient la possibilité de réclamer le recouvrement des frais en vertu d’un droit d’action civile prévu par la loi. Quant au Manitoba, la province repense actuellement son modèle de pollueur-payeur, après avoir constaté la quantité de petites opérations rurales visées, comme des stations-service familiales.
Le principe du pollueur-payeur entraîne une répartition inhérente des coûts économiques et sociaux. Les anciens propriétaires et exploitants d’usines d’il y a 100 ans devraient-ils être tenus de payer les coûts de dépollution, même si leurs activités étaient conformes aux normes de l’époque? (Un de mes clients était très heureux quand j'ai retrouvé le successeur de l'entité qui avait pollué sa propriété à partir de 1919.) À quel moment l'État devrait-il assumer la responsabilité des péchés environnementaux passés (qui n'étaient pas des péchés à l'époque) et partager les coûts à l'ensemble de la collectivité par le biais de mesures fiscalité?
À proprement parler, le commentaire de la décision majoritaire peut être considéré comme un obiter. Mais c'est un obiter de la Cour suprême. Ce commentaire a attiré l'attention de la juge Suzanne Côté, rédigeant au nom de la minorité, lorsqu'elle a écrit que la décision de la majorité menait plutôt à un régime de prêteur payeur.
Était-il vraiment nécessaire que le tribunal se lance sur le terrain du « pollueur-payeur » de manière aussi désinvolte? Je cite l'exemple de l'arrêt R. c. Kingston (Corp. of the City), rendu en 2004 par la Cour d'appel de l'Ontario, qui contournait habilement (et judicieusement) le fouillis du « principe de précaution ».
Le juge Russell Brown a écrit dans l'arrêt Mikisew Cree de 2018: « Une cour de justice qui se trouve au sommet de l’appareil judiciaire ne devrait pas chercher à semer l’incertitude, mais plutôt à la dissiper en énonçant chaque fois que cela est possible, comme c’est le cas en l’espèce, des règles de droit claires ». À cet égard, Redwater est un peu opaque.