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Négligence systémique

L’attitude cavalière du SCRS et l’intervention des tribunaux

Conversation between silhouetted men

 

En 2013, le juge Richard Mosley a cité le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et le ministère de la Justice devant la Cour fédérale pour les réprimander. Le service avait exercé des activités de collecte de renseignements à l’étranger, alors qu’il n’était pas autorisé à le faire, d’après le juge Mosley. Mais il y avait pire encore : l’organisation lui avait caché l’étendue de cette opération.

« Le défaut de communiquer ces renseignements est la conséquence de la décision délibérée de ne pas informer la Cour », écrivait alors le juge Mosley. « Il s’agissait d’une violation de l’obligation de franchise à laquelle le service et ses conseillers juridiques sont tenus envers la Cour. Cette violation a donné lieu à des déclarations inexactes dans le dossier public à propos de la portée de l’autorisation accordée au Service. »

En rendant une telle décision, le juge Mosley a lancé un sévère avertissement au SCRS et à ses avocats, qui ont dû fournir au tribunal un compte rendu complet de leurs activités, en particulier celles autorisées par ordonnance du tribunal.

En 2016, après avoir pris connaissance de nouvelles révélations publiées par l’organisme chargé d’examiner le SCRS, la Cour fédérale a convoqué ses juges à une audience en formation plénière pour déterminer si le SCRS et le ministère de la Justice s’étaient à nouveau abstenus de communiquer des renseignements pertinents.

La cour a conclu que le SCRS utilisait depuis 2006 un programme de collecte et de conservation de métadonnées sans en informer clairement le tribunal.

« Malgré cette admission, dix ans plus tard, une telle conduite demeure inacceptable et contraire à l’intérêt de la justice », écrivait le juge Simon Noël après les audiences.

Le juge s’est même demandé ce qui serait nécessaire « pour s’assurer que de telles conclusions sont prises au sérieux. [Serait]-t-il nécessaire de recourir à une procédure d’outrage au tribunal, qui comporte de nombreuses conséquences? »

Le choix de mots du juge Noël était prémonitoire. Il y a à peine un mois, c’était au tour du juge Patrick Gleeson de présider une audience en formation plénière. Cette fois, l’affaire concernait le versement de sommes par le SCRS à des personnes qui entretenaient des liens avec des organisations terroristes – une pratique illégale non protégée par l’immunité de l’État, selon la décision du tribunal. Qui plus est, le SCRS a omis, une fois de plus, d’informer le tribunal sur la totalité du programme. L’avocat ottavien Gordon Cameron et Matthew Gourlay, associé de Henein Hutchison, ont participé à l’audience à titre d’amici curiae et aidé le tribunal à rendre ses conclusions.

En réponse à ce troisième manquement à l’obligation de franchise du SCRS – qui s’additionne aux autres violations constatées par l’ex-sénateur conservateur Hugh Segal, chargé d’examiner les activités du service –, le tribunal a émis encore un autre avertissement. Le SCRS et le ministère de la Justice « doivent trouver les causes du manquement et s’y attaquer afin de rétablir la confiance de la Cour en leur capacité de respecter l’obligation de franchise dans les demandes de mandats ».

Cette suite de décisions rocambolesque promet de transformer fondamentalement les relations du SCRS avec les tribunaux, en plus de potentiellement modifier la façon dont les organismes d’État obtiennent leurs autorisations judiciaires.

Les avocats qui conseillent le SCRS et ses agents du renseignement connaissent bien les règles entourant les « dénonciations en vue d’obtenir un mandat », affirme Clayton Rice, un praticien exerçant seul vivant à Calgary. « Ce n’est pas quelque chose qui sort de leur champ de connaissances. Le juge Mosley a raison de s’inquiéter de l’indifférence flagrante du SCRS envers ses obligations juridiques dans cette affaire. »

Maître Rice cumule plusieurs années d’expérience dans les demandes de mandats ex parte, surtout en matière d’écoute téléphonique. Il évoque l’arrêt de la Cour suprême R. c. Araujo (cité par le juge Gleeson), qui établit clairement que le degré de franchise nécessaire aux demandes de mandats est « très élevé ».

Selon Me Rice, comme l’affaire était la première du genre depuis tant d’années, « il semble que la “mésentente” entre la Cour fédérale et le SCRS soit due non pas au fait que le SCRS ne comprend pas ses obligations envers le tribunal, mais qu’il ne s’en soucie pas ». (La Cour a largement éludé la question de savoir si le défaut de communiquer avait été fait de bonne foi ou non.)

Pendant cinq ans, Andrew House a été chef de cabinet pour Vic Toews et Stephen Blaney lorsqu’ils étaient ministres de la Sécurité publique. Il est maintenant avocat chez Fasken. À son avis, le SCRS faisait preuve de respect des droits, de précision, voire d’hypervigilance sur les questions relatives à l’autorisation juridique qu’il devait obtenir pour s’acquitter adéquatement de son mandat.

Maître House se souvient des efforts déployés par le SCRS afin de convaincre le gouvernement qu’il lui fallait obtenir de nouvelles autorisations prévues par la loi pour déployer des mesures visant à contrer les menaces, mesures qui ont servi de fondement à la Loi antiterroriste de 2015. « C’est pourquoi l’affirmation voulant que le SCRS ait eu une attitude cavalière ou négligente quant à l’autorisation requise pour enfreindre la loi dans certaines circonstances ne cadre pas avec mon expérience directe du service », explique-t-il. « Cela ne correspond tout simplement pas aux valeurs ou aux façons de faire de l’organisation. »

Néanmoins, l’avocat concède : « Nous avons un exemple frappant du contraire ».

Dans sa décision rendue en mai, la Cour fédérale recommandait fortement au SCRS et au ministère de la Justice d’examiner la façon dont le service reçoit des conseils juridiques et dont les deux parties décident de communiquer leurs activités au tribunal.

Selon Me House, l’organisation aura du pain sur la planche. « Dans le processus de formulation, de mise en application et de reformulation aux fins de communication au tribunal, quelque chose s’est perdu en chemin. »

Ottawa a pris des mesures pour prévenir une autre décision embarrassante, demandant à l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement et au Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement d’évaluer et d’examiner les démarches de conformité du SCRS. L’ancien juge de la Cour suprême Ian Binnie a également été désigné pour mettre en œuvre les recommandations au ministère de la Justice.

Pour l’heure, le ministère est resté vague sur la raison pour laquelle il a omis d’être totalement transparent au sujet des activités du SCRS.

Dans un document interne destiné à guider les réponses aux questions des médias, on peut lire: « Pourquoi les avocats de Justice Canada ont-ils omis de dévoiler ces éléments à la cour? »

« Les avocats du ministère de la Justice prennent très au sérieux leur rôle de conseiller juridique auprès de ministères et organismes gouvernementaux clients », poursuit-on.

Leah West est chargée de cours à la The Norman Paterson School of International Affairs. Elle était avocate au SCRS durant la période en question. Dans un récent épisode d’Intrepid, une émission balado (en anglais seulement), elle explique que le SCRS est soumis à des processus rigoureux lorsqu’il travaille avec le ministère à la présentation d’éléments de preuve au tribunal.

« La préparation de ces affidavits et leur présentation au tribunal se font de façon très élémentaire et progressive, et font l’objet de nombreux mécanismes de contrôle, explique la chargée de cours. C’est notamment pour cette raison que le tribunal semble aussi mécontent. Une partie des renseignements sur lesquels le service s’appuyait provenait d’activités illégales, et le fait que cela n’ait pas été communiqué aux décideurs est ce qui les a le plus choqués. »

Le ministère de la Justice « emploie des avocats extrêmement compétents. J’espère seulement qu’un plus grand nombre d’entre eux réaliseront que les décideurs constituent le meilleur moyen juridique possible pour appuyer un des mandats les plus complexes et délicats du gouvernement », soutient Me House.

Selon Me Rice, il n’est pas surprenant qu’un tel manquement à l’obligation de l’État se répète continuellement : les conséquences en sont négligeables.

« C’est toujours la même question qui se pose : étant donné qu’un mandat a été délivré sur la base d’un manquement à une obligation, les éléments de preuve obtenus seront-ils jugés irrecevables lorsque l’affaire sera portée devant les tribunaux? Sinon, quelles formes prendront les conséquences? déclare-t-il à ABC National. Au Canada, par exemple, les règles qui régissent l’exclus.ion d’éléments de preuve à un procès penchent considérablement en faveur de l’État. C’est ce qui explique pourquoi des organismes gouvernementaux ont adopté une telle attitude d’indifférence. Ils se disent : “Manquons à notre obligation de franchise, car cela ne nous empêchera pas d’utiliser les éléments de preuve.” »

Quoi qu’il en soit, il n’est pas anodin que deux juges, au terme d’audiences en formation plénière impliquant la participation de tous les membres ou presque du tribunal, aient entériné la décision du juge Mosley rendue en 2013, fait remarquer Me Rice. « La nouvelle décision ne va pas vraiment raviver les braises de la controverse. Mais lorsque des décisions comme celles-là sont rendues publiques par les tribunaux, les gens réagissent un peu comme ils le font lorsqu’ils apprennent qu’une nouvelle fuite de données s’est produite : “Bon, ça y est. C’est reparti!” »

N’allez pas croire pour autant que les décisions rendues sont inutiles. Me Rice reconnaît que la Cour fédérale a affaire à une organisation unique, le SCRS, régie par une loi unique. Le SCRS est également assujetti à une exigence plus stricte en matière de franchise. Cependant, les décisions peuvent percoler jusqu’aux tribunaux inférieurs. Me Rice cite en exemple l’affaire R. c Jennings, entendue en 2018 par la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta. L’affaire concernait un dispositif que la GRC avait déployé sur un suspect sans mandat.

Depuis des années, la GRC se sert de nouveaux appareils technologiques, comme des intercepteurs de données cellulaires (parfois appelés intercepteurs d’IMSI ou Stingray, un nom de marque), mais n’a pas toujours dévoilé l’étendue de leur utilisation ou de leur capacité au tribunal.

« Sans mandat ni sans cadre législatif ou jurisprudentiel, aucune surveillance n’était exercée pour veiller à ce que les données provenant de tiers soient détruites ou que la perquisition soit adéquatement et étroitement circonscrite », écrivait le tribunal de l’Alberta dans l’affaire Jennings, en référence à la décision du juge Noël rendue en 2016 [notre traduction].

Selon Me House, les décisions concernant le SCRS sont symptomatiques d’une tendance générale au chapitre des tribunaux et de la sécurité nationale qui va bien au-delà du service et de la Cour fédérale. « Les révélations découlant d’événements comme l’affaire Snowden ont enhardi certains juges, les encourageant à faire ce qu’ils n’auraient peut-être pas osé faire avant. »

« J’espère seulement que dans cette histoire, la Cour fédérale ne commencera pas à traiter le SCRS comme une entité monolithique ou incapable de s’adapter : l’effectif se renouvelle, les procédures sont actualisées et améliorées. Le SCRS agit comme premier et dernier rempart contre les menaces envers la population canadienne, et au bout du compte, c’est un mandat qu’il remplit très bien depuis sa constitution. »

Le SCRS et les gouvernements qui encadrent son autorisation légale ont dû s’adapter à une nouvelle réalité très rapidement. Le projet de loi C-59, par exemple, réglait les questions en lien avec les activités potentiellement illégales en cause dans la plus récente décision de la Cour fédérale. Plusieurs examens et rapports de surveillance ont d’ailleurs été commandés au sujet de la relation du SCRS avec la loi et les tribunaux, aussi bien avant la décision qu’après.

Maître House se permet toutefois une mise en garde à cet égard : « Nous pourrions en venir collectivement à regretter le tort causé à la réputation du service, une institution qui, à ma connaissance, est à la fois prudente et systématiquement efficace, une qualité rare dans le domaine de la sécurité et du renseignement à l’international. »

Bien entendu, le service pourrait commencer par protéger lui-même sa réputation en faisant preuve de transparence envers les tribunaux.