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Quand les transactions reprendront-elles?

Les fusions et acquisitions dans le contexte de la COVID-19.

Canadian dollar money puzzle

Sexualité et récession sont deux concepts qu’on aurait cru indépendants l’un de l’autre… or, la pandémie de COVID-19 bouscule tout sur son passage.

Depuis plusieurs semaines, Sycamore Partners essaie de se soustraire à une transaction de 525 millions de dollars conclue avec L Brands, en difficulté financière, pour l’achat de sa part majoritaire de Victoria’s Secret. Le contrat portant sur le célèbre fabricant de lingerie a cependant été signé quelques jours à peine avant que les marchés ne commencent à s’effondrer. Impuissante à faire bouger le prix conclu, Sycamore a annoncé qu’elle se retirait de la transaction. La société a entamé des poursuites, mais L Brands a contre-attaqué.

 

Même si le contrat entre L Brands et Sycamore stipulait clairement que la pandémie ne pouvait être invoquée par l’une ou l’autre pour se retirer de la transaction, la première y a pourtant consenti au début du mois du mai. La nouvelle présidente de L Brands, Sarah Nash, indiquait que l’entreprise souhaitait préserver ses ressources pour passer au travers de la crise du coronavirus plutôt que de « se lancer dans un procès coûteux et accaparant ».

Lorsque la COVID-19 a frappé, les fusions et acquisitions avaient le vent dans les voiles partout dans le monde. « C’était un marché vendeur, d’expliquer Jonathan O’Connor, associé en fusions et acquisitions du cabinet MLT Aikins, à Vancouver. Les vendeurs allaient chercher des prix très élevés, puisque le crédit était accessible et que le capital-investissement ne manquait pas.

« Mais quand la pandémie s’est déclarée, tout s’est arrêté presque instantanément. »

Au premier trimestre de 2020, les activités de fusion et acquisition au Canada sont tombées à leur plus bas en cinq ans, en baisse de 57 % par rapport à l’année précédente. Les raisons, aussi nombreuses que les transactions, peuvent toutefois se résumer en un mot : l’incertitude.

Ne sachant pas comment la pandémie les touchera à long terme, les acheteurs reculent devant les achats par emprunts, à la recherche de stabilité jusqu’à ce que la conjoncture se précise.

« Une acquisition à effet de levier qui implique un niveau d’endettement élevé risque fort d’être interrompue, parce que la pression sur les banques est trop forte, indique Byron Tse, associé du cabinet Bennett Jones, à Calgary. En ce moment, les liquidités valent de l’or. »

Acheteurs et vendeurs n’ont aucun moyen de savoir avec certitude comment évoluera la valeur d’un actif, le monde n’ayant jamais été aux prises avec une véritable pandémie dans une économie mondialisée. Telle entreprise réussira-t-elle à bien s’en sortir? Est-elle présentement surévaluée? Est-elle dans un secteur qui s’est écroulé (aviation, hébergement, commerce de détail)? Dans un secteur fortement menacé qui pourrait servir à la relance (énergie, immobilier commercial)?

« Ne pas connaître la valeur véritable d’une entreprise peut compliquer passablement les choses, remarque Sophie Lamonde, associée du cabinet Stikeman Elliott à Montréal. Nous expliquons à nos clients comment rédiger un contrat de fusion et acquisition en palliant cette incertitude et en répartissant les risques qui peuvent survenir entre la signature et la conclusion. Cependant, dans certains secteurs, la volatilité est trop importante et les inconnues trop nombreuses pour que les parties puissent en arriver à une entente. »

« La situation actuelle nous montre que la prudence est de mise, et plus qu’en temps normal, relève Me O’Connor. Les acheteurs vont s’assurer des protections et des retenues plus avantageuses. Entre la signature et la conclusion, ils garderont en tête les mécanismes de rajustement en cas de dépréciation. »

Toutes ces précautions engendrées par la situation actuelle ne sonnent toutefois pas le glas de toutes les fusions et acquisitions, car la marche arrière n’est pas toujours possible. Me O’Connor évoque une transaction récente que l’acheteur voulait suspendre pour se concentrer sur son entreprise.

« L’acheteur a jugé que l’acquisition serait un dossier de trop à gérer. Alors, il a informé le vendeur qu’il avait besoin d’un sursis. »

« Quelques semaines plus tard, le vendeur a convaincu l’acheteur de se relancer en baissant considérablement le prix, puisque ses options de sortie s’étaient plus que raréfiées à cause de la COVID-19. »

Les entreprises déterminées à se retirer d’un contrat de fusion et acquisition ont une seule carte à jour : la clause du changement défavorable important, incluse dans de nombreux contrats, qui permet à l’acheteur de se rétracter si la valeur ou la viabilité de l’actif se voient compromises.

Les tribunaux exigent généralement une norme de preuve élevée pour reconnaître le recours à ces clauses, qui contiennent souvent des exclusions pour les situations affectant l’ensemble d’un secteur ou une économie. Selon le libellé du contrat, une pandémie pourrait ne pas être considérée comme un motif valable.

Au Canada, la jurisprudence sur les événements défavorables importants est peu volumineuse. Notons toutefois que la question de savoir si une pandémie rentre dans la définition est présentement à l’étude dans une cause en Alberta.

Le groupe CanCap s’est engagé à acheter l’entreprise de financement automobile Rifco inc. pour 25,5 millions de dollars. Or, dans son recours intenté par Rifco, CanCap tente d’annuler la transaction au moyen de la clause d’événement défavorable important, invoquant (entre autres) la pandémie. Le cas sera entendu à la Cour du banc de la Reine à Calgary ce mois-ci.

« Il faut se lever tôt pour faire valoir une clause d’événement défavorable important, indique Me Tse. Supposons que la valeur d’une entreprise en voie d’être acquise diminue au fil de la pandémie. À combien se chiffrera-t-elle dans trois ou six mois? Les cycles sectoriels ne sont pas reconnus comme des changements importants. »

« Pour l’instant, les clients avec qui j’ai parlé ne fléchissent pas. Il ne semble pas y avoir d’avalanche de poursuites, et les acheteurs n’invoquent pas les clauses d’événements défavorables importants. Tout le monde y va une semaine à la fois. »

Cela dit, le cas de Victoria’s Secret aux États-Unis fait ressortir un autre facteur qui pourrait ébranler les fusions et acquisitions : la dispersion. L Brands dit avoir laissé Sycamore se retirer puisqu’elle ne voulait pas être prise dans un procès en pleine pandémie. Le client de Me. O’Connor indiquait pour sa part avoir besoin d’un sursis pour pouvoir se concentrer sur sa gestion de la pandémie.

Aux quatre coins du monde, les entreprises cherchent à constituer des réserves de liquidités, à maintenir leurs chaînes d’approvisionnement et à assurer la santé de leurs employés. Dans le contexte actuel, les fusions et acquisitions prennent des airs d’extravagance.

Mais toute catastrophe finit par se résorber, et les avocats spécialistes en fusions et acquisitions ne seraient pas surpris d’assister à une multiplication des transactions une fois l’économie mondiale en rémission.

Philipp Park, associé directeur au bureau montréalais de Miller Thomson, s’attend à ce que le marché demeure tranquille au moins jusqu’au troisième ou quatrième trimestre.

« Nous aurons alors des données économiques sur six mois; les gouvernements connaîtront les réalités du confinement et auront décidé de leurs orientations.

« À ce moment, les sociétés riches en liquidités à la recherche d’acquisitions stratégiques se tourneront vers les entreprises en mauvaise posture à cause d’une évaluation peu reluisante. C’est pourquoi les liquidités valent leur pesant d’or aujourd’hui. »

Cela dit, tout dépendra des acheteurs potentiels. « Les sociétés de capital-investissement voudront engager des fonds en dépit d’un marché baissier », précise Me Park. Quant aux fonds institutionnels, « leur appétit pour les nouveaux investissements sera assez limité, malgré la faiblesse des évaluations ». Ceux-ci, estime-t-il, opteront plutôt pour « l’épuration et la stabilisation de leur portefeuille, en le refinançant au besoin ».

Maître O’Connor s’attend à voir une injection de capitaux américains dans les sociétés canadiennes. « Les sociétés américaines ont les liquidités nécessaires; c’est dans leurs façons de faire. Certaines ont même des équipes de fusion et acquisitions permanentes. Et ne négligeons pas le fait que la valeur du dollar américain s’est appréciée par rapport à celle du huard. »

Les entreprises de technologies en ligne et d’équipements médicaux peuvent s’attendre à ce que la pandémie leur soit profitable, alors que les secteurs anémiés pourraient connaître des fusions en grand nombre. Pour le reste, avance Me Tse, il est probablement encore trop tôt pour savoir quelles entreprises sortiront gagnantes de la crise.

« Il y aura toujours des gens à l’affût des transactions intéressantes, explique-t-il. Ce qui les retient en ce moment, c’est la volatilité. Ils attendent de voir l’effet des mesures de sauvetage gouvernementales. Ils veulent voir la lumière au bout du tunnel, des signes de reprise évidents tels que le redressement des cours des produits de base.

« Warren Buffett a peut-être une opinion, mais pas moi. La situation actuelle est inédite à tous points de vue; il est difficile de prévoir comment les choses évolueront. »