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La redevance fédérale sur le carbone: Pas une taxe

Nathalie Chalifour se prononce sur la décision de la Cour d'appel de la Saskatchewan quant à la tarification du carbone: Un point tournant pour le droit de l'environnement?

Nathalie Chalifour, an associate professor at the University of Ottawa’s Faculty of Law
Nathalie Chalifour, associate professor at the University of Ottawa’s Faculty of Law

La semaine dernière, la Cour d’appel de la Saskatchewan a confirmé le filet de sécurité fédéral pour la tarification du carbone, statuant qu’il ne s’agit pas d’une taxe, mais plutôt d’une redevance réglementaire. Nous avons discuté avec Nathalie Chalifour, professeure agrégée de la faculté de droit de l’Université d’Ottawa, de la décision partagée, des implications de la reconnaissance de la gravité des changements climatiques par la Cour d’appel, et de la mesure dans laquelle cette décision influera sur les politiques climatiques en général au Canada.

ABC National : Quel est, selon vous, l’élément le plus important à retenir de la décision de la Saskatchewan?

Nathalie Chalifour : À mon avis, c’est la confirmation de la loi aux termes de la théorie de l’intérêt national justifiant l’exercice de la compétence en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement. C’est du jamais vu en plus de 30 ans dans le domaine de l’environnement. Il s’agit d’un élément important parce que, à certains égards, la législation sur l’environnement ne cadre pas parfaitement avec les compétences législatives attribuées aux gouvernements provincial, territorial ou fédéral, et il faut adopter une loi nationale en la matière.

N: La Cour d’appel a aussi reconnu la gravité des changements climatiques. Pourquoi cette reconnaissance est-elle si importante, du point de vue juridique?

Nathalie Chalifour : C’est en effet très important. La Cour a été catégorique : les changements climatiques représentent indéniablement une situation d’urgence et constituent une menace réelle pour tout le pays. Ces mots sont percutants. Je crois que cette reconnaissance aidera les plaideurs qui envisagent de soulever des contestations, ou qui l’ont déjà fait, pour presser les gouvernements d’agir pour atténuer les changements climatiques.

N: Vous pensez que cette décision peut ouvrir la voie à la judiciarisation de la lutte aux changements climatiques dans d’autres affaires?

Nathalie Chalifour : Chaque affaire sera évaluée au cas par cas. Mais dans le cas qui nous intéresse, la Cour d’appel a très clairement renvoyé à des faits essentiels sur les changements climatiques [soulevés par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat], sur lesquels elle a fondé sa décision. Elle a reconnu beaucoup des phénomènes climatologiques observés selon les données scientifiques, ce qui envoie un signal fort aux plaideurs, qui réfléchissent certainement à la façon d’utiliser cette reconnaissance dans une autre affaire.

N: La Cour a aussi estimé que la tarification du carbone – dans sa forme législative fédérale actuelle – ne vise pas à générer des recettes, mais à agir comme redevance réglementaire. Est-ce vrai, selon vous?

Nathalie Chalifour : Les tribunaux étudient cette distinction depuis un bon moment. Dans ce cas particulier, beaucoup de personnes sont d’instinct portées à dire qu’il s’agit d’une taxe parce qu’on l’appelle « taxe sur le carbone » ou « tarif du carbone ». Il suffit toutefois d’examiner les critères établis par les tribunaux pour différencier, constitutionnellement parlant, une taxe d’une redevance réglementaire, pour savoir que la tarification du carbone est bien une redevance réglementaire. Trois juges se sont prononcés en ce sens, contre deux soutenant qu’il s’agit d’une taxe. La majorité a jugé qu’il s’agit d’une redevance réglementaire parce que l’une des caractéristiques de la taxation est de générer des recettes à des fins générales, ce qui n’est vraiment pas le cas avec la tarification du carbone. En fait, toutes les recettes générées sont remises aux provinces et territoires, ce qu’ont souligné les juges majoritaires. L’autre distinction importante est que la tarification du carbone fait partie d’un système de réglementation plus vaste, la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, qui fait partie du cadre pancanadien.

N: Qu’en pensent les juges dissidents?

Nathalie Chalifour : Ils ont qualifié la tarification du carbone de taxe en décortiquant les parties 1 et 2 de la loi et en les analysant de façon indépendante. Lorsqu’ils ont examiné la partie 1, qui concerne la redevance sur le carbone, ils ont conclu qu’il s’agit plus d’une taxe que d’une redevance réglementaire. Mais ils ont dû la passer au peigne fin pour déterminer qu’elle n’est pas associée à un système de réglementation plus vaste.

N: Mises à part les raisons politiques, pourquoi est-ce si important que la redevance ne soit pas qualifiée de taxe?

Nathalie Chalifour : Il va de soi que le gouvernement fédéral ne veut pas être perçu comme un organe de taxation des consommateurs. Mais plus important encore, l’article 125 de la Loi constitutionnelle de 1867 prévoit que nulle propriété appartenant à une province ne sera sujette à la taxation fédérale. Si la redevance avait été, constitutionnellement parlant, qualifiée de taxe, cette exemption aurait été applicable, ce qui aurait pu nuire à l’efficacité du tarif du carbone, surtout dans les provinces et territoires où il y a une abondance de ressources étatiques d’origine fossile, comme la Saskatchewan.

N: La décision sera portée en appel devant la Cour suprême du Canada, et la Cour d’appel de l’Ontario est appelée à statuer sur le sujet dans une autre affaire. Qu’allez-vous surveiller dans ces décisions à venir?

Nathalie Chalifour : Il sera intéressant de voir si la Cour d’appel de l’Ontario emboîtera le pas à la Cour d’appel de la Saskatchewan, et si d’autres recours provinciaux seront tranchés de la même façon. Si c’est le cas, la Cour suprême n’aura pas grand-chose à faire. Mais si la Cour d’appel de l’Ontario tranche différemment, ou si elle confirme la redevance aux termes d’un pouvoir ou d’un raisonnement différent, la Cour suprême aura le rôle important de régler certains des points en suspens. L’un de ces points pourrait être le problème récurrent de la compétence exclusive. Les juges majoritaires comme les juges minoritaires de la décision de la Cour d’appel de la Saskatchewan partageaient tous la vision classique selon laquelle deux compétences ne peuvent pas légiférer sur les émissions de gaz à effet de serre. Les juges majoritaires ont invoqué la compétence en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement pour interpréter restrictivement le domaine de compétence en question, qu’ils ont jugé être une norme nationale minimale de tarification du carbone plutôt que les émissions de GES au sens large, afin de régler la question du chevauchement et du parallélisme dans la réglementation. À mon avis, l’application actuelle du droit constitutionnel donne davantage matière à parallélisme en raison de la règle du double aspect et de l’emploi de plus en plus restreint de la doctrine de la prépondérance fédérale.

N: Cela signifie, en définitive, que le gouvernement fédéral aura toujours le dernier mot?

Nathalie Chalifour : En vertu de cette doctrine, les lois fédérales ne prévalent qu’en cas de conflit direct ou d’inexécutabilité de l’objectif fédéral.

N: De façon globale, est-ce que cette décision marquera un moment décisif en droit environnemental au Canada?

Nathalie Chalifour : C’est fort probable, puisque la loi a été confirmée aux termes de la compétence en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement. Mais, cette loi fédérale ne représente qu’un petit pas dans la lutte aux changements climatiques. Et même si l’attention portée à cette loi va sans doute de soi dans une fédération comme la nôtre, elle nous distrait de l’enjeu principal. Nous devrions aller de l’avant et nous concentrer sur la coopération intergouvernementale et la recherche de façons plus efficaces d’effectuer une transition économique et de lutter contre les changements climatiques dans l’intérêt de tout le peuple canadien. Plutôt que de se disputer à propos de compétence, nous devrions trouver des solutions non partisanes efficaces, à l’échelle du pays, pour faire face à ce que les tribunaux appellent une crise existentielle.