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Entrevue avec Vivene Salmon, présidente de l’ABC

La nouvelle présidente de l’ABC nous entretient de ses priorités pour l’année qui vient, de l’importance de la santé et du bien-être des juristes, et de ce qu’elle attend des chefs de parti aux élections fédérales de l’automne.

Vivene Salmon
Vivene Salmon, Présidente de l’Association du Barreau canadien

ABC National : La crise financière s’estompait il y a maintenant dix ans. Vous parlez souvent de son incidence sur votre génération de juristes. En quoi celle-ci est-elle différente des précédentes?

Vivene Salmon : Beaucoup de juristes de ma génération sont entrés dans le monde du travail à un moment difficile entre 2008 et 2010. Bon nombre d’entre nous étions passés à la caisse pour nos droits de scolarité et nos dépenses courantes, et nous nous retrouvions avec une dette nettement supérieure à ce qu’avaient connu nos prédécesseurs. Sans compter qu’on arrivait sur un marché juridique pour lequel notre scolarité traditionnelle ne nous avait pas vraiment préparés. Pour plusieurs jeunes juristes, cela voulait dire qu’ils avaient moins d’options quand venait le temps de choisir un champ de pratique. Le sentier battu était passablement obstrué et beaucoup d’entre nous ont dû patienter au bas de l’échelle plus longtemps que nos aînés. En plus, les stages étaient rares. C’est vrai que certains acceptaient des postes bien rémunérés dans de grands cabinets, mais pas nécessairement dans un domaine qui les passionnait. Et une fois l’embranchement pris, les emplois suivants sont souvent à l’avenant. Et tout cela influe sur les autres choix de vie : mariage, famille…

Et il y a aussi eu un changement des valeurs. Les juristes de la relève n’ont pas peur du travail. Ils veulent se bâtir une carrière et croient à leur rôle de défenseurs des droits. Mais ils tiennent aussi à leur santé. Une vie épanouie, complète. Peut-être prendre deux semaines de congé pour faire du bénévolat ailleurs dans le monde, ou prendre le temps d’apprendre une langue ou comment programmer. Ils veulent du temps pour acquérir les compétences qui comptent dans le monde juridique d’aujourd’hui.

N : Quelles sont ces compétences?

VS : Évidemment, il faut d’abord connaître sa matière. Mais il y a aussi les compétences humaines, sociales, opérationnelles, technologiques et la capacité de résoudre des problèmes dans un milieu multidisciplinaire. Je crois d’ailleurs que la formation de base devrait être mise à jour en ce sens pour aider la relève non seulement à partir du bon pied, mais aussi pour qu’ils deviennent les prochains leaders de la profession.

N : D’après vous, quels sont les grands défis de la profession au Canada aujourd’hui, et à quels dossiers comptez-vous vous attaquer durant votre mandat?

VS : Les priorités stratégiques de l’ABC sont nombreuses, mais je veux me concentrer sur un dossier en particulier : le dialogue intergénérationnel entre juristes. À l’automne, je vais faire une série de balados traitant de divers enjeux qui ont apparus et qui ont pris de l’ampleur ces dix dernières années. Je crois que nous pouvons tenir un dialogue respectueux entre les générations pour prendre acte des points communs, mais aussi des zones de difficulté. Il me paraît évident que nous pouvons faire mieux pour toutes les générations de juristes de la profession. L’Association du Barreau canadien, avec d’autres partenaires majeurs de la profession, a un rôle à jouer pour effectuer cette transformation. Après avoir présidé la conférence réussie sur le développement du leadership pour les juristes racialisés à Toronto l’an dernier, je veux aussi faire un pas de plus en organisant un sommet où nous inviterons les grands noms de la profession à discuter de problèmes juridiques et d’affaires pratiques et les moyens de perfectionner ses compétences. Je veux aussi me consacrer à promouvoir la santé des avocats, un sujet urgent pour toutes les générations de juristes. Le droit, c’est très exigeant. Les responsabilités sont grandes, et les problèmes de nos clients pèsent lourd sur nos épaules. La profession connaît des taux élevés de suicide, d’alcoolisme, de toxicomanie, de maladies professionnelles et d’épuisement. Il faut adopter une vision globale de ce que signifie la santé dans notre domaine. Pour bien des gens, le droit n’est pas un emploi : c’est une passion, une vocation. Autrement dit, on ne sort pas facilement l’avocat de la personne. Mais il ne faut pas négliger la valeur de nos contributions hors du bureau, dans nos familles, la société, la profession.

N : Ce problème ne date pas d’hier. A-t-on fait des progrès?

VS : Je crois que oui. Les juristes sont beaucoup plus prêts qu’avant à parler de leurs difficultés personnelles. Une de nos dernières présidentes, Michele Hollins, qui est maintenant juge, a ouvertement abordé la question de la santé mentale pendant son mandat. En Ontario, Orlando Da Silva, ancien président de division, a traité de dépression. C’est dire que des pionniers ont fait en sorte que la roue commence à tourner, mais ce n’est qu’un début. L’ABC jouera donc son rôle en abordant cette question au nom de la profession.

N : Vous avez travaillé en entreprise. Quels sont les défis spécifiques  pour les juristes d’entreprise aujourd’hui?

VS : En entreprise ou ailleurs, tout change tout le temps. Le défi, pour la plupart des juristes, c’est de régler les problèmes à la cadence du monde des affaires, avec efficacité et compétence. En entreprise, il y a aussi la nécessité de faire plus avec moins. On a de plus en plus recours à l’externe, et cette tendance ne se démentira sans doute pas. La profession juridique doit donc faire preuve de créativité dans nos modus operandi. C’est la même chose pour les cabinets. Rien n’est constant, et le droit, comme les autres professions, évoluera. Il faut donc savoir investir dans la formation, la technologie… À cet effet, j’ai demandé aux Jeunes juristes de l’ABC de prendre les devants et d’organiser une conférence au printemps prochain destinée aux jeunes juristes et axée sur l’innovation.

N : Que peut faire l’ABC pour aider ses membres à bien se préparer ou à acquérir les compétences qu’il leur faut pour réussir?

VS : Beaucoup de notre excellente formation continue portent sur ces sujets et visent à bien équiper les juristes de demain. Nous offrons aux juristes d’entreprise de l’ACCJE le Programme de leadership en entreprise pour conseillers et conseillères juridiques d’entreprise en collaboration avec l’école Rotman. Nous nous employons aussi à renforcer les liens avec d’autres partenaires, qu’il s’agisse de la Fédération des ordres professionnels de juristes ou de nos cabinets partenaires qui se montrent à l’avant-garde.

N : Les élections fédérales s’en viennent à grands pas. Quels sont les sujets que vous voudriez voir abordés durant la campagne?

VS : D’abord, le financement de l’aide juridique; et d’ailleurs, nous sommes très heureux de l’annonce récente du gouvernement concernant l’aide juridique aux réfugiés. Sauf que ce sont des crédits extraordinaires, alors qu’on ne peut pas se contenter de fonds d’appoint. Nous espérons que tous les partis politiques s’engageront à assurer un financement plus stable de l’aide juridique à long terme. Dans toute période de trois ans, près de la moitié des Canadiens et Canadiennes se heurtent à un problème juridique. Et comme le financement du système d’aide juridique est insuffisant, beaucoup ne pourront pas obtenir les services dont ils ont besoin. C’est particulièrement vrai pour les plus vulnérables de notre société, qui voient leurs problèmes juridiques s’accumuler, sinon se multiplier. Or les études montrent que chaque dollar consacré à l’aide juridique fait économiser 6 $ aux services sociaux. Il y a donc beaucoup à faire. Il faut aussi se pencher sur le cas des Autochtones et du monde en région, où l’accès à l’aide juridique et aux autres services juridiques ne se compare pas à ce qu’on trouve en ville. Nous voulons aussi continuer de dénoncer le taux d’incarcération excessif de certaines populations, dont les personnes de couleur, les Autochtones et les personnes ayant un problème de santé mentale. Je pense que ce sont là des enjeux critiques qui préoccupent nos membres et qui doivent être traités par nos partis politiques.