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Le fédéraliste

L’Accord du Lac Meech n’est qu’un lointain souvenir pour Clyde Wells, qui livre aujourd’hui ses pensées sur le droit, l’économie de Terre-Neuve-et-Labrador — et une profession juridique en mutation.

Former Newfoundland and Labrador Premier Clyde Wells
Former Newfoundland and Labrador Premier Clyde Wells Photographie par Greg Locke

Quand Clyde Wells jette un regard sur sa carrière juri­di­que, politique et judiciaire, sa pré­férence est claire. Ce qu’il a le plus aimé, et de loin, c’est d’« exercer le droit ».

« La politique, c’est excitant et tout ça. Le poste de juge permet de jouer un rôle influent et déterminant dans certains enjeux. Mais l’exercice du droit procure la plus grande satisfaction professionnelle. Sans aucun doute », déclare-t-il.

L’effet de Clyde Wells sur la pro­vince de Terre-Neuve-et-Labrador (il en fut le 5e premier mi­nistre, de 1989 à 1996) et sur l’en­­semble du Canada ne fait pas de doute non plus.

Sur la scène pancanadienne, il a joué un rôle clé en 1990 dans le débat controversé sur l’Accord du Lac Meech.

Peu après l’échec de Meech, alors que Me Wells s’attaquait au redressement économique sa province profondément endettée, le gouvernement fédéral a interdit indéfiniment la pêche à la morue, force motrice traditionnelle de l’économie terre-neuvienne.

Puis tout bascula. Après des années de statut de parent pauvre, Terre-Neuve-et-Labrador, sous l’impulsion de Me Wells, négocia des ententes menant au développement des champs pétrolifères extracôtiers d’Hibernia. Et l’horizon devint prospère.

Clyde Wells a été longtemps avocat plaidant avant d’occuper le poste de juge en chef de la Cour suprême de Terre-Neuve-et-Labrador (1999-2009). Aujourd’hui il est conseiller juridique et président du conseil d’administration du cabinet Cox & Palmer, dans les Maritimes.

Il avait toujours voulu devenir avocat, mais rien ne l’y prédestinait. Né en 1937 dans la minuscule bourgade insulaire de Buchans Junction — « il n’y avait que trois ou quatre familles », son père travaillait pour les chemins de fer.   

Second d’une famille de neuf enfants, Me Wells se demandait s’il pourrait se payer des études universitaires. Après le se­condaire et deux années sur des chantiers de construction, il a fréquenté l’université Memorial (B.A., 1959) puis l’université Dalhousie (LL.B., 1962).

Au cours des 25 années suivantes, il a œuvré au Cabinet du Juge-avocat général des Forces canadiennes, fondé un cabinet juridique à Corner Brook, et siégé au cabinet libéral de Joey Smallwood en 1966. Il s’est retiré de la vie politique en 1971 pour se consacrer à l’exercice du droit et à sa jeune famille de trois enfants.

En 1987, son élection à la chefferie du Parti libéral provincial le propulsa au cœur du débat sur l’Accord du Lac Meech (conclu la même année). Il avait noté par écrit ses réflexions pendant qu’il faisait campagne dans une communauté éloignée du nord de la province.

« J’étais tellement perturbé par ce qui était proposé… Je ne pouvais croire que les premiers ministres du Canada et des provinces avaient donné leur assentiment à cet Accord… J’ai toujours ces documents dans mes archives. »

Clyde Wells croît en une fédération où la toute petite Île-du-Prince-Édouard possède les mêmes pouvoirs législatifs que l’Ontario ou la Colombie-Britannique. Par conséquent, la notion même de déclarer le Québec une société distincte, même pour lui faire réintégrer la « famille constitutionnelle », lui déplaisait.

« Pire, le Parlement fédéral et le gouvernement québécois avaient le mandat de protéger et de promouvoir cette société distincte. Cela donnait (au Québec) un pouvoir constitutionnel reconnu que n’aurait aucune autre province. Et que toute in­terprétation de la Constitution devait y être subordonnée… C’était inapproprié, et totalement répréhensible. »

D’autres dispositions de l’Accord auraient créé des déséquilibres entre provinces, mais la question de la société distincte a creusé un fossé entre Canadiens d’un océan à l’autre. Héros pour certains, le vilain pour d’autres, Me Wells a été applaudi et blâmé pour l’échec de l’Accord en 1990.

« Je me sentais seul par moments », dit-il, mais les sondages indiquaient que trois quarts de la population n’appuyaient pas l’Accord du Lac Meech.

« Le fait que des gens d’un peu partout approuvaient mes prises de position fut une source de réconfort. J’ai reçu des lettres de tous les coins du pays, par dizaines de milliers, de gens qui me faisaient part de leurs opinions. »

Avec Meech dans le rétroviseur, une tâche importante l’at­tendait. Partout au pays, les provinces étaient aux prises avec des déficits et un endettement préoccupants. La sienne était en difficulté. Et les décisions budgétaires de Me Wells n’ont pas été facilitées quand Ottawa a décrété un moratoire sur la pêche à la morue en 1992.

« Cela avait pour effet d’éliminer de 42 000 à 45 000 occasions d’emploi à Terre-Neuve, dit Me Wells. Je disais aux gens que c’était à peu près comme fermer toute l’industrie automobile en Ontario. »

Clyde Wells était aussi premier ministre quand le paysage économique de la pro­vince s’est transformé. La construction de l’énorme plateforme de forage pétrolier Hibernia a commencé au début des années 1990. Me Wells a signé les ententes, mais reconnaît que ses prédécesseurs, et notamment le conservateur Brian Peckford, ont préparé le terrain.

Dans la dernière année de son mandat, Terre-Neuve-et-Labrador avait équilibré son budget mais n’avait pas réglé sa dette accumulée. Me Wells estime que le fait d’avoir réussi à maîtriser les difficultés économiques et d’avoir mis sa province sur la voie d’une saine administration de ses finances constitue sa plus grande réalisation. Avec Hibernia, les champs pétrolifères extracôtiers Terra Nova et White Rose, et des apports appréciables du nickel et du minerai de fer, elle est devenue un chef de file éco­nomique au Canada.

« J’en tire beaucoup de fierté, conclut Me Wells. Personnellement, je suis ravi de voir la province remettre à ce formidable pays une partie de soutien financier extraordinaire qu’elle a reçu du Canada quand elle était dans le besoin. Voilà comment doit fonctionner une fédération. C’est merveilleux et ça marche très bien. »

 

Entretien avec Clyde Wells

À titre de conseiller juridique au cabinet Cox & Palmer, Clyde Wells peut désormais accepter les mandats qui lui conviennent le mieux. Il peut aussi passer ses hivers en Floride avec Eleanor, son épouse depuis 52 ans.

Me Wells dirige l’examen statutaire indépendant de la loi terre-neuvienne sur l’accès à l’information et la protection des renseignements personnels. Il intervient aussi dans des dossiers constitutionnels. Il a partagé avec le National quelques réflexions sur la profession juridique.

National : L’univers du droit a beaucoup changé depuis votre arrivée. Qu’en retenez-vous?

Clyde Wells : « Beaucoup » ne suffit pas pour décrire l’ampleur des changements. Le système judi­ciaire a changé au point où les gens se détournent des tribunaux et optent pour le règlement extrajudiciaire des différends. Cela est préoccupant à cause de son effet sur l’évolution de la common law et du système auquel nous sommes habitués. Le coût des litiges s’est énormément accru et je pense que c’est un des principaux facteurs qui éloigne les gens. Beaucoup plus de justiciables se présentent en cour sans avocat et ça aussi, c’est un problème. La plupart sont incapables de présenter pleinement leurs arguments et d’exprimer les droits juridiques et les avantages et le soutien qu’ils auraient pour leur situation en droit si l’expertise d’un avocat était disponible. Cela rend plus difficile la tâche des tribunaux. » 

N : Que peuvent faire les avocats?

CW : Un des défis de la profession, c’est de tenter d’éliminer certaines des causes de ces problèmes. L’effort d’optimiser l’efficacité du système au moyen d’interrogatoires préalables et de procédures avant procès, entre autres, s’est fait de façon tellement extrême que les délais pour obtenir le jugement ultime ont probablement triplé ou quadruplé. Quand j’ai commencé à exercer le droit, un client entrait, le bref était remis, vous alliez en cour et obteniez une décision. Cela pouvait durer trois ou quatre mois. Maintenant, c’est le plus souvent trois ou quatre ans. Cela ne fait pas que retarder le jugement et le règlement du différend, il y a des conséquences économiques dans la région touchée et l’ensemble des coûts augmente pour tous. »

N : Estimiez-vous avoir plus d’influence au tribunal ou à la législature?

CW : Globalement, au Canada, je dirais que j’avais plus d’influence à la législature comme premier ministre. Je doute que mes jugements aient animé le monde de la jurisprudence. Quand j’exerçais le droit, j’avais probablement plus d’influence comme avocat plaidant. Mes mandats à titre de plaideur étaient le plus souvent importants. Cela me plaisait immensément. »

N : Vous aviez toujours voulu être avocat. Était-ce la bonne décision?

CW : « Oui. Honnêtement, je n’ai pas en mémoire un seul jour où je n’avais pas hâte de me rendre au cabinet juridique. Il y en a sûrement eu un, ou même quelques-uns… mais je ne m’en souviens pas. »