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Marché juridique : Pourquoi attendre?

Les pourparlers sur la libéralisation des services juridiques continuent à prendre de l’ampleur. Mais des entrepreneurs du droit ont décidé d’agir dès maintenant.

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Les barbares sont à nos portes. Mais tandis que les barreaux réfléchissent à la possibi­lité de les laisser entrer, des firmes et des entreprises de services juridiques ont signalé au cours des dernières années qu’ils ne veulent plus attendre que des changements soient apportés aux règles qui interdisent aux non-avocats d’intégrer l’industrie juridique. 

Lentement mais sûrement, ils créent leur propre mar­ché pour des opérations accessibles et multi­services, une poussée qui aurait pu provoquer une levée de boucliers il y a à peine quelques années.

Le changement est pourtant bien accueilli. Cet esprit d’innovation se heurte néanmoins aux prin­cipes centenaires destinés à sauvegarder l’indépendance des firmes d’avocats et de prémunir les juristes contre les conflits d’intérêts — même si les barreaux eux-mêmes envisagent la possibilité d’introduire de nouvelles structures commerciales alternatives, inspirées des réformes du Royaume-Uni.

Dans l’attente, certains ont trouvé des moyens de parvenir à leurs fins dans le cadre règlementaire actuel.

Cet esprit d’innovation se heurte néanmoins aux prin­cipes centenaires destinés à sauvegarder l’indépendance des firmes d’avocats et de prémunir les juristes contre les conflits d’intérêts

En mars, PricewaterhouseCoopers Toronto a annoncé la formation de PricewaterhouseCoopers Immigration Law LLP, une nouvelle firme in­dé­pen­dante affiliée au bureau comptable. Les avocats du domaine de l’immigration qui se joignent à la nouvelle boîte faisaient partie du groupe Bomza Law Group. L’annonce est surprenante, compte tenu du fait que les pratiques multidisciplinaires, qui permettent un partenariat entre avocats et non-avocats, sont découragées au Canada, si ce n’est pas carrément interdit, depuis des temps immémoriaux.

Mais en établissant une structure d’affaires créative, il semble que Bomza a été capable de joindre le géant international de la comptabilité sans contredire ces pratiques anciennes — pavant du même coup une voie de contournement pour une tradition qui existe « depuis toujours », note l’historien juridique Christopher Moore.

« La profession juridique est presque comme la prêtrise à cet égard », dit-il.

M. Moore souligne que, traditionnellement, la question la plus difficile a été celle de la divulgation : comment l’obligation morale d’un comptable de divulguer s’accorde avec la respon­sabilité d’un avocat de protéger les confidences d’un client?

Malgré les obstacles, les choses changent au Canada depuis les années 1980, croit l’historien.

« Il y a eu ce mouvement vers des valeurs plus commerciales qui a pris le dessus dans la philosophie des avocats. Et à partir du moment où ces valeurs sont prééminentes, les firmes vont penser à faire ce genre de fusions, parce qu’ils les voient comme une bonne décision d’affaires. »

« La profession juridique est presque comme la prêtrise à cet égard », dit-il.

Les premières tentatives pour sonder ce type de modèle sont survenues au début des années 2000, lorsque certaines des plus grandes firmes comptables ont voulu diversifier leurs activités et trouver de nouvelles sources de revenus. Elles ont ulti­mement opté pour s’associer à de grandes firmes juridiques à travers le monde. Au Canada, malgré l’appui donné à des règles plus ouvertes par l’ABC et divers barreaux, seul un partenariat entre la firme de New York Donahue & Partners, et Ernst & Young, qui faisait alors partie du Big 5 des firmes comptables de Londres, a vu le jour.

La portion canadienne de ce partena­riat a pris fin dans la foulée du scandale Enron. Des barreaux du Canada et des États-Unis ont par la suite adopté des règles interdisant les sociétés qui ne seraient pas exclusivement dirigées par des avocats, requérant des non-avocats qu’ils cèdent officiellement le contrôle aux avo­­cats, qu’ils jurent qu’ils ne fourniront pas de services juridiques et que chaque service opère dans des locaux différents.

« Les pratiques multidisciplinaires ne sont pas disparues d’elles-mêmes: le Barreau du Haut-Canada a adopté des règles pour les rendre moins intéressantes pour les avocats », note Mitch Kowalski, auteur et futuriste juridique. Mais il juge que les choses changent, nonobstant les questions éthiques. « Toutes ces questions peuvent être coordonnées avec une règlementation bien faite. […] Les pratiques multidisciplinaires ne créent pas en elles-mêmes des problèmes éthiques. »

Les pratiques multidisciplinaires ne sont pas disparues d’elles-mêmes: le Barreau du Haut-Canada a adopté des règles pour les rendre moins intéressantes pour les avocats.

L’Australie et le Royaume-Uni, quant à eux, ont passé la dernière décennie à ouvrir la porte aux structures commerciales alternatives, qui incluent les pratiques multidisciplinaires, comblant ainsi le fossé entre la clique juridique et le libre marché. En Asie, où ces traditions ne sont pas aussi présentes, les firmes comptables ont commencé et à acquérir des firmes d’avocats dans l’espoir d’accéder à ce gigantesque marché.

Le Canada a été plus lent à réagir. L’opposition a été vive et bruyante lorsque les barreaux ont considéré la libéralisation des règles à la fin des années 1990. Mais aujourd’hui, alors que le débat revient sur la place publique, les détracteurs sont plus silencieux.

« En 1999, lorsque l’approbation des pratiques multidisciplinaires a été débattue à la réunion annuelle de l’ABC, c’était comme une bataille à finir », se souvient Jordan Furlong, directeur de la firme Edge International. « L’intensité du débat et l’hostilité ouverte de plusieurs avocats à l’idée que des comptables puissent d’une certaine manière offrir des services juridiques étaient remarquables. Le contraste est intéressant à mes yeux : il y a 15 ans, c’était les barbares qui étaient à nos portes. »

« Et aujourd’hui? »

On en fait peu de cas.

C’est peut-être dû au fait que PricewaterhouseCoopers Immigration Law est une affiliée du géant comptable. « C’est un service complémentaire ou adjacent, ce qui cadre avec leur approche glo­bale », note Jordan Furlong.

Mais l’exemple n’est pas moins emblématique d’une évolution plus large.

Un comité formé par le Barreau du Haut-Canada pour étudier les règles a rendu son rapport public en février. Il indique que des changements sont en route.

« Le groupe de travail a conclu qu’il y a des conséquences négatives intrinsèques aux limites règlementaires actuelles sur les services juridiques en Ontario, qui pourraient être atténuées par une libéralisation prudente des structures d’affaires et une libéralisation parallèle des services non juridiques qui pourraient être fournis par des entités qui fournissent des services juridiques », dit le rapport.

Ils ont exploré divers scénarios: des firmes d’avocats qui fournissent seulement des services juridiques, ou qui offrent d’autres produits également; des firmes qui peuvent avoir des associés minoritaires qui ne sont pas des avocats, ou qui sont dirigées entièrement par des non-avocats.

Les structures commerciales alternatives seront acceptées au Canada d’ici cinq à sept ans, prédit Mitch Kowalski. Mais d’ici là, la pratique pourrait déjà être courante. Comme le démontre Bomza, un bureau peut facilement contourner les règles en évitant les relations formelles qui avaient cours avant la chute d’Enron.

Me Morris affirme que 56 % du marché canadien des services juridiques n’est pas desservi à l’heure actuelle. Des firmes à faibles coûts et à volume élevé comme la sienne essaient de combler le vide.

Et tandis que les frontières deviennent de plus en plus floues, on assiste à percée de fournisseurs de services juridiques plus accessibles — comme Axess Law de Toronto, qui a pignon sur rue dans un Wallmart de Markham.

Me Furlong qualifie Axess de modèle H&R Block — une plé­thore de bureaux facilement reconnaissables qui peuplent les centres d’achats et qui offrent une série de services juridiques bon marché.

Un point d’accès facile pour les clients qui ont besoin d’un document notarié ou d’un testament, ils se joignent à un nombre grandissant d’entités qui ne sont pas des études juridiques à strictement parler.

Mark Morris, cofondateur d’Axess, dit que sa firme respecte les règles, mais il convient que les choses pourraient être « beaucoup plus simples » si ces règles étaient élargies.

Axess emploie plusieurs techniciens juridiques, mais ils ne peuvent offrir qu’un rôle de soutien dans le cadre actuel — les avocats ou les notaires sont les seuls à pouvoir fournir des ser­vices juridiques, même s’il s’agit de remplir un simple formulaire ou un testament — parmi les services les plus populaires d’Axess. Lorsque National a parlé à Me Morris, il venait tout juste de finaliser son 20e testament de la journée.

Il affirme que 56 % du marché canadien des services juridiques n’est pas desservi à l’heure actuelle. Des firmes à faibles coûts et à volume élevé comme la sienne essaient de combler le vide.

« Lorsque nous opérons, nous ne pensons pas [aux règles actuelles] tant que cela, […] parce que nous avons créé un nouveau modèle », dit-il. Des barrières demeurent : Axess ne peut établir un système de franchises, par exemple. Il a plu­tôt adopté un modèle d’affaires qui con­siste à ouvrir un bureau qui agit en tant que firme indépendante, entre les murs d’un Wallmart.

Natalie MacFarlane, une entrepreneure juridique de Toronto qui a fondé LawLignment, fait face à des défis similaires. Elle essaie depuis quelques années d’ouvrir une firme pour desservir un créneau spécifique du marché juridique : celui des entrepreneurs sociaux à but lucratif.

« J’ai dû faire des acrobaties mentales pour respecter les exi­gences du barreau », dit Me Mac­Far­lane

Lorsqu’elle a tenté d’établir une société professionnelle destinée à la prati­que le droit, le Barreau du Haut-Canada a initialement rejeté son nom, Positive Impact Law, au motif qu’il risquait de violer les règles en matière de publicité.

Puis, McFarlane a vite réalisé que pour offrir un meilleur rapport qualité-prix à sa clientèle cible, elle devrait inves­tir dans les technologies ou s’associer à un professionnel qui aurait les compétences pour l’aider à élaborer sa plateforme. Elle a trouvé un ingénieur prêt à s’associer avec elle, mais ils ont dû établir deux entités séparées : les ser­vices juridiques de la branche technologique (appelé AgileAgree). « J’ai dû faire des acrobaties mentales pour respecter les exi­gences du barreau », dit Me Mac­Far­lane, qui poursuit néanmoins ses efforts, s’inspirant d’initiatives comme Axess.

« Je suis particulièrement heureuse de voir que ces changements viennent de l’intérieur de l’industrie, malgré les contraintes règlementaires », dit-elle. « Ce sont des gens qui les mettent au défi de penser différemment. »