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Nouveau régime

Avec la conclusion de l’accord de libre-échange avec L’Europe, le Canada obtient un compromis pour son secteur pharmaceutique, mais la portée du mécanisme d’arbitrage inquiète.

Daphne Lainson
Daphne Lainson Photographie: Mike Pinder

L’accord longtemps recherché avec l’Europe permettrait, entre autres, au Canada de maintenir son régime pharmaceutique géné­reux tout en l’alignant sur ses autres grands partenaires commerciaux. Après cinq ans de négociations, il semblerait que l’Accord écono­mique et commercial global (AECG), dont le texte final a été publié le mois dernier, soit en­fin sur le point de devenir une réalité. Cela dit, à condition que Berlin, qui a exprimé son désaccord sur le chapitre relatif au règlement des différends entre investisseur et État, s’abs­tienne de le faire dérailler.

Protection sui generis

L’un des changements au régime de propriété intellectuelle du Canada qui ont fait plaisir à l’industrie est l’introduction du « rétablissement de la durée des brevets » — ou « protection sui generis » — pour les produits pharmaceutiques.

De manière générale, la restauration de la durée d’un brevet prolonge la vie de celui-ci afin de tenir compte des délais réglementaires, qui peuvent prendre jusqu’à 10 ans au Canada. L’absence de ce pouvoir au Canada fait de celui-ci un cas unique au sein du G7.

Actuellement, les fabricants de médicaments bénéficient de brevets de 20 ans. À l’expiration, les producteurs de génériques peuvent commencer à produire une version moins coûteuse. En Europe, le gouvernement permet à l’inventeur de demander une prolongation pouvant aller jusqu’à cinq ans, une règle que Bru­xelles pressait Ottawa d’adopter. Une prolongation de cinq ans risquait cependant de nuire à l’importante industrie canadienne du médicament générique. Bruxelles et Ottawa parvinrent à un compromis : le rétablissement de la durée des brevets serait li­mité à deux ans, période pendant laquelle les producteurs de génériques seraient autorisés à produire et commercialiser le médicament — du moment que ce n’est pas au Canada.

L’Association canadienne du médicament générique a vivement critiqué cette prolongation de deux ans, affirmant qu’elle aurait pour effet « de retarder la commercialisation des médicaments génériques », au détriment des contribuables. Elle a néanmoins félicité le gouvernement canadien pour avoir réussi à faire reculer les Européens sur le prolongement initial de cinq ans.

« Ce que l’Europe voulait pour les produits pharmaceutiques, c’est une forme de reconnaissance qu’il y a, dans les faits, une perte de durée de brevet en raison du temps nécessaire à l’obtention de l’approbation réglementaire », nous explique Daphne Lainson, associée du cabinet Smart & Biggar/Fetherstonhaugh.

Selon elle, l’introduction du rétablissement de la durée des brevets est « un pas en avant important pour le Canada ». En dépit de la frustration des producteurs de génériques, la protection sui generis « va harmoniser davantage le système canadien avec celui de nos principaux partenaires commerciaux, et protéger davantage l’innovation », soutient-elle.

Ce qui ne changera pas en vertu de l’AECG, c’est la protection canadienne des données pour l’innovation pharmaceutique. Actuellement, les producteurs de génériques doivent at­tendre six ans avant d’utiliser la recherche et les données de l’inventeur pour commencer à produire leurs propres médicaments, et deux années de plus avant de pouvoir commercialiser le médicament. Les Européens ont tenté de convaincre le Ca­na­da de prolonger ce délai à 10 ans, sans succès.

Doubles recours

Une grande frustration au Canada, tant pour les producteurs de génériques et que pour les inventeurs, réside dans le régime de doubles recours judiciaires.

Actuellement, ils peuvent tous deux exercer un recours en ver­tu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) : les inventeurs, pour bloquer la commercialisation d’un géné­rique; les producteurs de génériques, pour lancer la commercia­lisation du médicament avant l’expiration du brevet.

Ce système tend à favoriser les producteurs de génériques. S’ils peuvent prouver que leur médicament ne constitue pas une contrefaçon du brevet original, le ministère de la Santé ouvre la voie à sa commercialisation avant expiration. Tout appel de l’inventeur, à ce stade, est pratiquement per­du d’avance. Le fabricant de géné­riques, en revanche, peut faire appel de la décision si elle favorise l’inventeur.

Pendant ce processus, l’inventeur peut cependant déposer une demande de révision judiciaire et ainsi suspendre la décision pendant 24 mois — une tactique dilatoire populaire.

Parallèlement, il existe le recours civil pour contrefaçon de brevet, qui tend à favoriser les sociétés inventrices. En vertu de la Loi sur les brevets, elles peuvent intenter une poursuite si elles estiment qu’un médicament générique constitue une contrefaçon de son brevet non expiré.

Pour couronner ce système déjà donquichottesque, une décision rendue par le Ministère en vertu du Règlement ne détermine pas une contrefaçon de bre­vet : il s’agit d’une simple décision admi­nistrative. Ainsi, peu importe le ré­sultat de la décision, les deux parties peuvent toujours exercer un recours civil en vertu de la Loi sur les brevets. Le tribunal prend alors la décision officielle sur la contrefaçon alléguée.

« Au Canada, nous avons une procédure sommaire qui en fin de compte ne tranche pas la question », souligne Me Lainson. « Nous pourrions avoir une pro­cédure civile distincte qui examine­rait véritablement ces questions. »

Edward Hore, associé chez Hazzard & Hore, écrit dans un rapport de 2004 intitulé Patently Absurd : « On obtient ainsi cette situation étrange où [le fabricant de médicaments génériques] peut perdre la procédure d’interdiction en vertu du Règlement […] et pourtant faire ensuite reconnaître en vertu de la Loi sur les brevets, lors d’un procès, que le brevet est à la fois respecté et invalide. »

Encore plus déconcertant: Un fabricant de génériques peut obtenir le feu vert pour lancer la production de son médicament avant l’expiration du brevet et se faire dire ensuite par un tribunal qu’il est coupable de contrefaçon de brevet et doit verser des dommages-intérêts.

L’AECG est censé corriger cette situation en permettant aux inventeurs de faire appel en vertu du Règlement et tente de rendre ce processus déterminant pour la validité du brevet et des contrefaçons. Le processus prévu par le Règlement devrait ainsi se rapprocher d’une procédure complète et supprimer la suspension de 24 mois. C’est ce qu’on appelle établir un lien entre commercialisation et brevet.

Mais même en ce cas, les entreprises pourront toujours engager des poursuites en vertu de la Loi sur les brevets — un processus qui serait donc largement redondant.

Une menace à la démocratie?

Malgré ce compromis et en dépit des protestations, l’entente pourrait encore échouer sur une tout autre question.

En effet, Ottawa a finalement décidé, en vue de l’accord, de ratifier la litigieuse Convention du CIRDI, qui soumet le Canada à un comité d’arbitrage basé à Washington et devant lequel des entreprises issues d’États signataires peuvent demander une décision arbitrale contre d’autres États signataires.

L’AECG fait d’ailleurs expressément du tribunal du CIRDI le principal recours en cas de litige sur cette entente.

Les décisions du tribunal sont déterminées en vertu de l’ensemble des liens commerciaux entretenus par les deux pays. Il peut imposer des sanctions va­riant entre plusieurs centaines de millions et des milliards de dollars. Con­trai­rement à la plupart des autres tribunaux du commerce, comme ceux mis en place en vertu de l’ALÉNA, il n’existe aucune disposition obligeant les tribunaux nationaux à certifier la décision ni aucune disposition exemptant de sanctions les pays dont les intérêts publics légitimes ne peuvent faire l’objet d’un litige.

En outre, toute décision du tribunal du CIRDI est définitive.

Cette forme d’arbitrage a été utilisée par le cigarettier Philip Morris pour demander des indemnisations aux pays qui, comme l’Uruguay et l’Australie, ont adopté des lois imposant des annonces antitabac sur les paquets de ci­garettes. Elle a également été utilisée par la société d’énergie suédoise Vattenfall pour poursuivre l’Allemagne, après que son gouvernement ait choisi d’éliminer progressivement les centrales nucléaires du pays.

La signature de l’AECG a ouvert grand la porte à divers scénarios où les entreprises pourraient tirer profit du système du CIRDI, ce qui explique la consternation de l’Allemagne à l’égard de cette entente.

Plus près de nous, dans ce qui pourrait être un signe de ce qui nous attend, le géant pharmaceutique américain Eli Lilly a invoqué le chapitre 11 de l’ALENA après que les tribunaux canadiens aient annulé deux de ses brevets pour preuves insuffisantes.

« Si le géant pharmaceutique a gain de cause, on aura ef­fectivement trouvé un mécanisme pour outrepasser la Cour suprême du Canada et, ce faisant, faire payer aux contribuables canadiens des centaines de millions de dollars en dommages et intérêts », écrivait dans le Toronto Star Michael Geist, professeur en droit à l’Université d’Ottawa.

Si l’affaire réussit, les tribunaux canadiens pourraient cependant refuser de payer, au motif que la législation nationale en matière de brevets relève d’une prise de décision démocratique. On obtiendrait alors un cas parfaitement adapté au tribunal du CIRDI.

« Le CIRDI change la donne », affirme Tolga Yalkin, avocat spécialisé en droit international. « Car contrairement aux autres règles en vertu desquelles les investisseurs internationaux peuvent déposer des réclamations, le CIRDI ne vous oblige pas à passer par les tribunaux nationaux pour faire exécuter la sentence. »

Pour le Canada, cela signifie que des producteurs de mé­dicaments étrangers pourraient réclamer des dommages- in­­té­rêts pour l’application du régime canadien de brevets — qui se fait souvent reprocher par des pays comme les États-Unis d’être trop favorable aux producteurs de génériques — et remporter leur cause.

Inversement, ce système signifie que les producteurs de gé­né­riques du Canada pourraient également déposer une demande d’arbitrage contre les pays européens, en faisant valoir que leurs exigences élevées en matière de protection de données et leurs rétablissements prolongés de durée des brevets sont anticoncurrentiels.

Pour sa part, Me Yalkin envisage un scénario où le tribunal du CIRDI pourrait restreindre la capacité des États à réglementer. Par exemple, si le gouvernement du Canada adoptait une nouvelle loi défavorable à n’importe quel investisseur étranger, et qu’une société affirmait que cette loi enfreint les clauses de l’accord commercial, il pourrait en résulter un arbitrage coûteux sous le régime du CIRDI.

« La société en question pourrait faire valoir qu’elle s’attendait légitimement à ce que ce genre de réglementation ne soit pas adopté », dit-il. Les investisseurs auraient ainsi un jeu beaucoup plus fort, non « mitigé » par les tribunaux canadiens.

Selon Me Yalkin, une telle situation pourrait avoir un effet dissuasif sur l’adoption de nouvelles politiques et entraîner « le gel des structures réglementaires existantes ». Et si le gouvernement refuse de retirer le règlement incriminé, ce sont les contribuables qui seraient pris pour verser les dommages-intérêts accordés par le tribunal.

« La bonne question est : dans l’ensemble, le CIRDI est-il avantageux pour le Canada? », dit Me Yalkin. « Je ne suis même pas sûr qu’on puisse, empiriquement, répondre à cette question. »