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Enquêtes internes : l’éléphant dans la pièce

Désagréables et stressantes, elles peuvent laisser des traces au sein d’une organisation.

Elephant in the work office
<a href="https://www.istockphoto.com/ca/portfolio/mphillips007?mediatype=photography">iStock: mphillips007</a>

Kenneth Jull l’a déjà fait; Paul Klasios et Philippe Dufort-Langlois aussi. Tous trois sont ou ont été conseillers juridiques internes et ont eu à mener des enquêtes internes, un exercice plutôt déplaisant que l’on décrit comme un art en soi qui comporte sa part de défis.

Plusieurs estiment que ces enquêtes internes deviennent de plus en plus répandues au cours. Elles peuvent être déclenchées par des audits, des vérifications de conformité ou des reportages médiatiques. Mais la plupart du temps, les comportements fautifs sont révélés par l’entremise de plaintes, de dénonciations anonymes ou simplement découvertes par accident.

« Il y a tellement de différents types de lois qui s’appliquent », ajoute Kirsten Hume Scrimshaw, fondatrice de Ally Workplace Law. « La common law quant à la manière dont vous traitez vos employés, les droits de la personne, le droit de la vie privée et les lois en matière de santé et sécurité au travail – ils jouent tous un rôle d’une manière très spécifique quand vient le temps de mener des enquêtes en milieu de travail. »

Il n’y a pas cependant de test clair qui détermine quand une telle enquête devrait être menée. Et de ce nombre croissant d’enquêtes internes, une tendance parallèle s’instaure: les employeurs cherchent à réduire les situations qui pourraient donner lieu à ces démarches, en particulier lorsque les problèmes interpersonnels entre employés sont moins graves. Ces questions ont tendance à être renvoyées aux services des ressources humaines, qui peuvent à leur tour diriger les personnes vers des programmes d'assistance aux employés, du coaching ou de la formation.

Mais cette approche peut être risquée. La jurisprudence entourant les enquêtes remonte à peine une quinzaine d’années, mais elle se développe rapidement. Et il semble clair que les employeurs qui ne répondent pas aux plaintes correctement s’exposent à une responsabilité juridique coûteuse. Une employée de la ville de Calgary a reçu 800 000 dollars en dommages et intérêts en 2013 après que son employeur n'ait pas enquêté de manière adéquate sur une plainte pour agression sexuelle. Dans une autre affaire, le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario a confirmé qu’une « jurisprudence bien établie » stipulait que le défaut d’enquêter sur une plainte de discrimination pouvait engager la responsabilité de l’organisation, même si le tribunal rejetait en fin de compte les allégations de discrimination.

« Vous devez mener une analyse du niveau de risque lorsque vous découvrez ces éléments afin de déterminer l’ampleur du problème », précise Me Jull, conseiller juridique chez Gardiner Roberts LLP et qui vient de terminer un mandat de deux ans au Bureau de la concurrence en tant qu'avocat général.

Feuille de route

Une organisation qui estime qu'une enquête interne est justifiée doit s’atteler à la tâche de manière consciencieuse, car des employeurs ont aussi été tenus responsables des enquêtes de mauvaise qualité. C'est ce qui est arrivé à Walmart Canada en 2015 dans l'affaire Boucher c. Wal-Mart Canada, lorsque la Cour d'appel de l'Ontario a ordonné au détaillant de payer 410 000 $ et 20 semaines de salaire à un ancien employé pour ne pas avoir enquêté de manière appropriée sur des accusations de harcèlement.

Les leçons à en tirer sont claires: une enquête interne correctement menée visant à découvrir des informations crédibles sur de prétendus actes fautifs ou des manquements à l'éthique doit être prise au sérieux ainsi qu'être organisée, complète, juste et impartiale. Étant donné que les enquêtes peuvent être complexes, longues et parfois déroutantes, il est essentiel que l'avocat général ou le responsable de l'enquête élabore un plan qui en définisse la portée, établisse des protocoles et nomme des enquêteurs compétents.

« Il faut vraiment avoir une feuille de route, une idée de la direction que vous allez prendre », dit Me Dufort-Langlois, conseiller juridique principal au sein d’Assurance Intact. « Un grand nombre de ces enquêtes internes aboutissent sur votre bureau et doivent être traitées rapidement. On peut avoir tendance à aller dans cinq directions à la fois et à saisir des informations, des bribes et des morceaux ici et là. Mais cela ne vous mènera pas à un résultat optimal. »

Toutes les enquêtes n'auront pas chaque fois le même processus, souligne Me Klasios, responsable des affaires juridiques et de la conformité chez DuPont Canada. « Votre feuille de route peut être différente selon différents types d’enquêtes à mener. Cela dépend des circonstances. »

Quel que soit le plan choisi, l'exercice devrait commencer par déterminer s'il existe une obligation légale d'enquêter et si oui, quelle en est la portée, a recommandé Kelly Harbridge, directrice mondiale des relations de travail et avocate générale associée chez Magna International, lors d'une conférence de l'ABC sur les enquêtes en milieu de travail. Cette étape permettra de mieux en prévoir la durée.

Emma Phillips, avocate en droit du travail au sein de la firme Goldblatt Partners LLP, juge « utile et constructif » que plus d'employeurs développent leurs propres protocoles d'enquêtes internes ou négocient de tels protocoles avec des syndicats. Une telle initiative « donne aux employés une meilleure idée de ce à quoi ressemblera le processus et de leurs droits et elle rend ce processus transparent. Elle donne aussi aux employés une plus grande confiance dans l’intégrité de l’enquête », dit-elle.

Enquêteur

L'intégrité de l'enquête repose en grande partie sur le choix de l'enquêteur. Dans un monde idéal, « l’enquête devrait être menée par une personne disposant des compétences nécessaires pour mener l’enquête et peut-être une certaine expérience sur des sujets en particulier », souligne Gail Gatchalian, une enquêteuse en milieu de travail qui pratique dans les domaines du droit du travail, de l’emploi et de la personne chez Pink Larkin. La tendance naturelle est de se tourner vers le conseiller juridique interne, qui possède une compréhension en profondeur de l’organisation, qui a la capacité d’évaluer la qualité de la preuve et peut potentiellement préserver le privilège avocat client.

Certains s'interrogent toutefois sur le bien-fondé de ce choix d’un conseiller juridique interne. Après tout, ils sont des employés de l’organisation et peuvent finir par devoir rendre des comptes à des personnes qui pourraient éventuellement devenir des personnalités centrales d’une enquête. De plus, les employés peuvent être moins ouverts avec quelqu'un qu'ils peuvent percevoir comme faisant partie de la direction.

La réponse à la question de savoir si un conseiller juridique interne devrait pouvoir être désigné comme enquêteur principal est tout simplement : cela dépend – de la nature des allégations, de la personne qui aurait commis la transgression et du type de violation potentielle.

Si les allégations d'actes répréhensibles ou de manquements à l'éthique visent une personne qui travaille en étroite collaboration avec un avocat interne, l'affaire serait transmise à un avocat externe, car « nous n'aurions pas l'indépendance et l'objectivité nécessaires pour mener l'enquête », dit Me Dufort-Langlois. Il pourrait être avisé de faire appel à un avocat externe si l’enquête est large et risque de mobiliser une quantité importante de personnel et de ressources. Mais même dans ce cas, les avocats internes devraient jouer un rôle central. Si un avocat externe a été retenu, il est probable que le conseiller interne sera son principal point de chute pour l’enquête. En plus d’aider à faciliter le flux d’informations vers l’équipe externe, le conseiller juridique interne pourrait devoir jouer le rôle de gardien du processus en le documentant, en contrôlant les dépenses et en veillant au respect des délais.

Privilège

Si ce sont les conseillers juridiques internes qui sont retenus comme enquêteurs principaux, ils doivent garder à l'esprit certaines considérations d’ordre pratique, de même que les pièges à éviter et les compétences qu'ils doivent développer.

Les avocats internes doivent d’abord être conscients de la portée des privilèges, une question par rapport à laquelle les tribunaux sont eux-mêmes partagés. Dans l’affaire Howard c. City of London, la cour a statué en 2015 que les conditions du mandat pouvaient entraîner l’application du secret professionnel dans le cadre d'une enquête. Mais certaines composantes de l’enquête, dont les fondements des allégations, peuvent être exclues de ce privilège et les cours examineront les circonstances du mandat pour déterminer l’application.

Protéger le secret professionnel peut être un défi, convient Paul Klasios, en particulier en ce qui a trait aux courriels: « Ce n’est pas tout ce que nous obtenons qui est protégé par le privilège. Cela dépend en grande partie de la nature de la problématique. S'il s'agit d'une tâche assez importante, chaque avocat interne voudra s'assurer dès le départ qu'il met en place son propre protocole pour s'assurer qu'il peut conserver le plus grand nombre de secrets professionnels possible sans restreindre sa capacité de communication. »

La question devient encore plus complexe lorsqu’il s’agit d’enquêtes internes impliquant plusieurs juridictions. L'Union européenne, par exemple, ne protège pas les communications entre le conseiller interne et les employés. Cela peut créer un problème important pour les entreprises multinationales, dit Me Klasios.

Les avocats internes devraient également envisager de perfectionner leurs compétences non juridiques. Les entretiens, par exemple, constituent souvent l’étape la plus cruciale de l’enquête. Un bon enquêteur possède le savoir-faire et la sensibilité nécessaires pour établir le « climat approprié » qui permet aux gens de communiquer aisément ce qu'ils veulent, note Me Dufort-Langlois. « Que vous interrogiez un plaignant, un défendeur ou un témoin indépendant, ces personnes traversent une période difficile. Il y a moyen de suivre ce processus avec tact. Donc, même si au bout du compte les gens ne sont pas satisfaits de vos conclusions, vous voulez une certaine adhésion quant à la manière dont l’enquête a été menée. »

Rapport

Certains soutiennent que le fait de fournir au plaignant et à l'intimé une copie du rapport complet, ou du moins les aspects du rapport se rapportant aux allégations, favorise également une plus grande adhésion au processus d'enquête. Dans l’ensemble, c’est un élément que les organisations du secteur public ont tendance à faire, mais c’est une tout autre histoire dans le secteur privé. Les employeurs ne sont généralement pas obligés de fournir une copie intégrale du rapport final aux parties. En fait, le rapport ne circule normalement que parmi les décideurs.

Mais le dossier ne se termine pas avec le rapport final. Le plus souvent, explique Me Gatchalian, une enquête interne aura un impact significatif sur le milieu de travail. Ce sont des épreuves qui peuvent être désagréables et stressantes, et qui peuvent laisser des traces au sein d’une organisation. 

Comme le mentionne Me Dufort-Langlois, il s’agit de « l’éléphant dans la pièce ». Il recommande aux conseillers juridiques internes de collaborer avec le service des ressources humaines pour redresser le navire. « Rien que de penser qu’il s’agit d’un problème autonome, d’un problème juridique, d’un problème de ressources humaines qui disparaîtra par la suite, c’est se mettre la tête dans le sable », dit-il.

Cependant, aussi difficiles que puissent être les enquêtes internes, elles peuvent aussi être une occasion de redresser la situation. Les enquêtes ne doivent pas uniquement porter sur l’incident qui a mené à l’enquête, mais également sur l’ensemble des façons de faire qui ont pu y mener.

« Vous voulez vous assurer qu'il n'y a pas de problème plus important au sein de l'organisation, et s'il y a des lacunes dans vos processus ou dans vos politiques, vous voulez les identifier à ce moment-là pour pouvoir éventuellement apporter des changements plus vastes », conclut Me Klasios.