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La protection de la vie privée en ligne

Les retombées pratiques de l’arrêt Spencer.

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Dans son arrêt rendu en juin dans l’affaire R. c. Spencer, la Cour suprême du Canada a confirmé que le simple fait de mener une enquête ne donne pas à la police l’autorité légitime d’obtenir sans mandat les renseignements personnels d’un particulier ou d’un organisme.

Mais quelles sont les applications pratiques de cet arrêt pour les personnes et les organismes, les services répressifs et la profession juridique?

Demandez et on ne vous donnera pas!

Si l'on en croit David Fraser, associé du cabinet McInnes Cooper, à Halifax, et l’une des plus grandes autorités au Canada sur le droit de la protection de la vie privée, les policiers n’auront pas à fournir d’efforts supplémentaires pour obtenir des mandats.

« Avant, ils pouvaient juste dire : “regarde, nous menons une enquête policière et nous pensons que la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRPDE) nous donne le pouvoir de demander les renseignements et que la LPRPDE  vous autorise à nous les communiquer; alors, pourquoi ne pas nous les communiquer?” », dit M. Fraser. L’arrêt Spencer indique clairement que cela nest plus le cas, et que dans la grande majorité des situations, les policiers seront obligés d’obtenir un mandat ou une ordonnance de communication.

Les entreprises canadiennes de télécommunications ont reçu en effet un grand nombre de demandes en ce sens : dans son rapport sur les mesures de transparence, publié juste avant l’arrêt Spencer, la société Rogers a indiqué qu’elle a reçu, en 2013, presque 175 000 demandes relatives aux renseignements personnels, principalement des vérifications de noms et d’adresses des clients. Et pour ce qui est de la demande en question dans l’arrêt Spencer, que l’on appelle « Requête d’aide urgente dans les cas d’exploitation sexuelle des enfants », elle en a reçu seulement 711 au total.

Selon lui, de nombreux observateurs se demandent si l’arrêt Spencer ne va pas stopper une méthode de recherche d'éléments de preuve qui s’était avérée jusqu’ici importante pour la police.

« Je ne pense pas que les policiers étaient capables d’obtenir beaucoup de ces renseignements sans un mandat, dans le cadre d’une collecte pure et simple de renseignements », poursuit M. Fraser. « Il fallait pour cela qu’il s’agisse effectivement d’une enquête en bonne et due forme ». Dans l’hypothèse où le policier invoque la LPRPDE, « Je conseillerai à mes clients dans ce cas de ne pas transmettre les renseignements. Évidemment, l’agent de police révèlera rarement de quoi il s’agit en réalité, mais d’aucuns peuvent supposer que dans certains de ces cas, il s’agissait effectivement d’une collecte pure et simple de renseignements. Et maintenant, cette porte va être fermée. »

Outils pratiques

Pour le sergent Paul Batista, directeur de l’Unité criminalistique informatique de la Section de l’identité judiciaire du Service de police d'Ottawa, la police se retrouve devant un dilemme par rapport aux retards dans les enquêtes et à l’augmentation des formalités administratives. Cependant, il n’est pas tout à fait en désaccord avec la position adoptée par la Cour suprême.

« Ceci n’est pas une question d’accès à la justice; l’arrêt dit simplement que la police est tenue de croire de façon raisonnable qu’une personne a commis une infraction au sens du Code criminel », selon M. Batista. « Créer des raccourcis permettant de recourir aux données recueillies par une tierce partie aux fins des enquêtes policières sans une autorisation judiciaire préalable est inacceptable, sauf pour deux motifs … : les affaires touchant la sécurité nationale ou lorsqu’une personne est en danger physique imminent. Dans ce genre de situations, il faut agir le plus rapidement possible et privilégier l’intérêt général au détriment des préoccupations entourant le respect de la vie privée. »

Au fait, renchérit-il, chercher à obtenir le feu vert des tribunaux et la confirmation d’une partie tierce est une indication de la bonne foi de la police et montre que celle-ci ne fait pas une simple recherche de renseignements non motivée. Cela renforcera le dossier judiciaire, a-t-il ajouté, lorsque le gros de l’affaire est basé sur les violations de la Charte plutôt que sur les faits réels. « Et on devrait prévoir des peines plus lourdes pour les gens qui se cachent derrière l’Internet pour commettre des crimes, tout comme le fait de porter un déguisement lors de la perpétration d’un crime (physique). »

S’agissant de la demande d’obtenir l’identification de la personne à laquelle est attribuée une adresse IP, le sergent Batista pense qu’il incombe au gouvernement de prendre ses responsabilités et de fournir les outils nécessaires pour appliquer la loi, arguant que l’on délivre des permis de conduire pour que les conducteurs agissent d’une manière responsable.

« Pourquoi est-ce différent de vous demander de présenter un permis de conduire en règle, et non votre identité lorsque vous diffusez en ligne? Je ne vois pas comment la levée d’anonymat constitue une violation d’un droit fondamental. »

Données en masse = gros risques?

Les défenseurs du droit à la vie privée s’inquiètent du fait que les informations privées des clients pourraient être recueillies et exploitées par des « pêcheurs à la traîne de droits d’auteur », des agences de recouvrement, etc., si le gouvernement élargit les catégories d’« autorité légitime » au-delà de l’application de la loi pour permettre à un organisme de communiquer les renseignements personnels à un autre dans le cadre d’une enquête, comme le propose le projet de loi C-4, la Loi sur la protection des renseignements personnels numériques.

Sharon Polsky, présidente du Conseil du Canada de l'Accès à la vie privée et ancienne présidente nationale de l'Association canadienne des professionnels et administrateurs de l'accès à l'information et de la protection des renseignements personnels, soutien que les innombrables lois et accords internationaux ont affaibli les droits à la protection de la vie privée des Canadiens et Canadiennes.

« Amasser des données non reliées sur les Canadiens dans des bases de données colossales difficiles à sécuriser aiguise sans doute l’appétit de ceux qui veulent surveiller et analyser les moindres faits et gestes de notre vie », met en garde Mme Polsky.

Étant donné les mauvais résultats enregistrés par de nombreux organismes des secteurs public et privé en matière de respect de la vie privée et de la gestion des données, ajoute-t-elle, permettre aux organismes d’obtenir les renseignements personnels en raison d’une enquête limite notre possibilité d’avoir notre mot à dire quant aux personnes qui examinent notre vie et décident de notre sort.

« Nous craignons que le projet de loi C-4 ne soit que la dernière des atteintes à la protection de la vie privée et à la possibilité des Canadiens et Canadiennes d’avoir voix au chapitre quant aux personnes et aux circonstances dans lesquelles celles-ci peuvent avoir accès à nos renseignements personnels et médicaux, ou sur ce qu’elles peuvent en faire. Malheureusement, nous été témoins de scientifiques, de journalistes, de sénateurs et d’autres politiciens qui ont vu leur crédibilité détruite et leur carrière ruinée pour avoir parlé de ces problèmes. Ces moyens de châtiment ont effectivement réduit au silence nombre des membres d’ACPAAP et d’autres Canadiens préoccupés par le fait qu’exprimer une opinion divergente fera l’objet de mesures de représailles qui, in fine, transforment un simple commentaire en infraction et rendent inutiles les protections garanties par la Charte. »