Génocide autochtone: Une question de responsabilité
Ottawa a accepté le rapport de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. Fannie Lafontaine nous a parlé de ce que cela signifie pour le Canada sur le plan juridique.
Le rapport de l’Enquête nationale fait valoir que le Canada a perpétré, en violation du droit international, un « génocide » à l’endroit des peuples autochtones. Si le gouvernement Trudeau accepte les conclusions du rapport et promet d’agir, l’emploi du terme « génocide » a suscité de vives réactions du public. ABC National s’est donc entretenu avec Fannie Lafontaine, l’une des coauteurs de l’analyse juridique de l’Enquête nationale, laquelle aide à comprendre pourquoi ce mot a été utilisé. Me Lafontaine travaille à l’Université Laval et est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur le droit pénal international et les droits de la personne.
ABC National : Que pensez-vous de la réaction à l’emploi du terme « génocide »?
Fannie Lafontaine : Ce terme provoque toujours de fortes émotions. Ce qui est normal, puisqu’il s’agit d’un mot lourd de sens, juridiquement parlant. On voit en fait deux principales réactions. L’une vient de l’idée que le génocide renvoie seulement aux massacres de masse et à des vagues de violence très intenses, surtout de violence mortelle qu’on peut circonscrire dans le temps. Le génocide au Rwanda a duré environ huit mois. Cette perception est solidement ancrée dans la culture populaire, mais aussi dans le milieu juridique. Or, pour considérer la violence coloniale contre les peuples autochtones du Canada comme un génocide, il faut délaisser cette conception très restrictive et tenir compte de la véritable nature du génocide, de son histoire, de son interprétation actuelle. Ce n’est pas facile. Ensuite, il y a le deuxième type de réaction : la peur que l’emploi du terme « génocide » soit de la simple rhétorique et fasse obstacle aux vrais débats sur les appels à l’action et les recommandations de l’Enquête nationale. Mais je pense qu’au contraire, dans tout pays qui a été le véritable théâtre de violences – qu’il s’agisse de conflits armés, de colonialisme ou de violations généralisées des droits des citoyens –, il faut utiliser les termes justes. Il en résulte toujours un profond malaise, mais cela ne devrait pas nous empêcher d’appeler les choses par leur nom.
N. : Alors qu’est-ce que nous, les Canadiens en général, ne saisissons pas du terme « génocide »?
F.L. : Premièrement, sa définition [selon le droit international coutumier] englobe beaucoup d’actes sans conséquences mortelles. Des cinq actes prohibés, un seul cause directement la mort : le meurtre. Les autres – violence sexuelle, atteinte à l’intégrité mentale, soumission à des conditions d’existence devant entraîner une destruction physique, transfert d’enfants à un autre groupe – ne sont pas létaux, mais entrent quand même dans la définition. D’habitude, les gens ne le comprennent pas vraiment; sans meurtres, ils ne voient pas le génocide.
Deuxièmement, ces actes doivent s’accompagner de l’intention précise de détruire un groupe protégé. Cette intention a toujours été interprétée dans le contexte du droit pénal et de la responsabilité pénale individuelle, et le concept se limitait à l’idée de détruire physiquement ou biologiquement un groupe. Cela dit, il existe des interprétations très littérales de la définition de « génocide » qui vont au-delà des dimensions physique et biologique; pensons entre autres à la destruction d’un groupe en tant qu’unité sociale. Cette conception a été établie dans la jurisprudence, devant les tribunaux allemands, par la Cour européenne des droits de l’homme. On trouve ainsi dans le droit international une interprétation très valable de la définition de « génocide » qui ne se cantonne pas à la simple destruction physique. Tout cela montre qu’on peut parler de génocide pour désigner la violence coloniale et ses conséquences genrées sur les femmes et les filles, sans qu’il soit question d’un massacre de masse.
N. : Pouvez-vous expliquer comment établir la responsabilité de l’État?
F.L. : Oui, et c’est important de comprendre qu’on parle ici de responsabilité étatique, et non individuelle. En cas de génocide, il est toujours difficile de prouver la mens rea – l’intention de détruire – d’un État, celui-ci étant une entité abstraite. La preuve réside dans les politiques, en ce sens que les actions de l’État passent essentiellement par l’application de politiques qui montrent son intention destructrice. Ici, nous avons examiné beaucoup de mesures accumulées au fil des ans – la Loi sur les Indiens, la rafle des années 1960, les pensionnats indiens – pour en venir à une seule conclusion possible : ces politiques visaient toutes la destruction physique du groupe et la destruction de l’unité sociale, ce qui engage la responsabilité de l’État.
N. : Selon le rapport, ce génocide se poursuit dans les politiques du gouvernement canadien. Comment s’y attaquer? Comment mettre vraiment fin à des politiques qui perpétuent ces héritages coloniaux? Surtout que certaines, pensons à la Loi sur les Indiens que vous avez mentionnée, sont considérées comme irréparables.
F.L. : L’acte illicite de l’État se compose en fait de diverses actions et omissions qui, ensemble, contreviennent à l’interdiction de génocide. Ces actions et omissions sont encore commises parce que des politiques problématiques demeurent en vigueur. Maintenant que le premier ministre a reconnu le génocide, je pense qu’il en reconnaît par le fait même les conséquences ainsi que l’obligation de réparation qui en découle, obligation qui suppose notamment une cessation de l’acte illicite. Aussi l’Enquête nationale s’accompagne-t-elle d’appels à l’action et d’un plan d’action national qui concourront à cet objectif. En outre, la situation a été clairement exposée par bon nombre de commissions d’enquête. La marche à suivre est bien étayée. Notons aussi que le simple fait de reconnaître le génocide, l’acte illicite, est déjà un pas dans la bonne direction, parce qu’on sait qu’il faudra absolument agir.
N. : Certains médias internationaux ont rapporté que le Canada s’était rendu complice d’un génocide ethnique des femmes autochtones. Qu’est-ce que cela signifie pour un pays comme celui-ci – que beaucoup imaginent comme mettant tout en œuvre pour respecter la primauté du droit – d’être qualifié de génocidaire? Et pour le monde entier?
F.L. : C’est un tournant de l’histoire. Le Canada, l’Australie, les États-Unis et beaucoup d’États coloniaux où se trouvent des populations autochtones ont adopté une attitude très défensive. Maintenant, il est admis que l’État a mal agi à de nombreux égards pour bâtir cette grande nation. Cette nation, c’est nous et c’est eux; l’heure est à la décolonisation, à l’autochtonisation et à l’harmonisation. Par ailleurs, le Canada montre ainsi qu’il respecte la primauté du droit et les droits fondamentaux de la personne. Qu’il peut se dénoncer lui-même lorsqu’une chose pareille arrive. Cela lui confère ainsi la légitimité nécessaire pour signaler les violations des droits de la personne, du droit international ou de la primauté du droit ailleurs sur la scène mondiale.
N. : Que répondez-vous à ceux qui affirment que l’emploi du terme « génocide » sème la discorde et nous détourne des mesures à prendre?
F.L. : Il est essentiel de donner un nom au problème, de bien le caractériser. Dire qu’il s’agit d’une source de distraction, c’est faire l’autruche. Prenons le cas de la violence sexuelle et familiale, ou de différentes évolutions des droits de la personne et des perceptions de la réalité. Les gens disent : « Peu importe la façon d’appeler le problème. On va le régler. » Mais vous savez quoi? Ça importe. Et ça importe si on parle de crimes contre l’humanité ailleurs au pays : pourquoi cela ne serait pas le cas ici? Le terme utilisé est crucial, parce qu’il nous permet d’aller de l’avant en établissant la bonne version des faits, de l’histoire. Les Canadiens non autochtones, s’ils posent un regard objectif sur la situation, admettront peut-être qu’en fin de compte, il s’agit vraiment un génocide. Ou pas. Ils peuvent en débattre. Mais pour les Autochtones, c’était le seul et unique terme possible. Voilà ce que je pense de l’Enquête nationale. C’est la seule conclusion qui était inexorable.
N. : Était-il indiqué d’employer le terme « génocide » dans un rapport portant sur un problème intrinsèquement genré?
F.L. : Les commissaires ont jugé que c’était inévitable, parce qu’il s’agit d’une cause profonde et que leur mandat était d’examiner les causes profondes de la violence contre les femmes et les filles.
N. : Vous avez soutenu qu’il s’agit d’un tournant historique et qu’on ne peut plus ignorer le problème. Et si le rapport restait lettre morte? Ou que ses retombées étaient limitées par l’utilisation d’un mot si percutant?
F.L. : Je crois que le Canada se retrouverait alors devant les tribunaux. Mais selon moi, le pays est rendu ailleurs. Je ne pense pas du tout que le rapport sera ignoré. La reconnaissance de ses conclusions par le gouvernement est historique, ce qui constitue une solide assise d’une réconciliation digne de ce nom, puisqu’il n’est pas nécessaire de passer par des procédures judiciaires conflictuelles. À mon avis, la prochaine étape est de mettre sur pied un groupe de travail national. Et si le dossier était effectivement ignoré pour quelque raison que ce soit, il y aurait assez de protestations de la part des Autochtones et de leurs alliés pour remettre le gouvernement sur le droit chemin.
N. : Et vous croyez que le grand public va bien digérer tout ça?
F.L. : Le grand public doit être informé. On nous a enseigné une version de notre histoire qui n’est pas fidèle à la réalité. Il faudra à tous les Canadiens, y compris aux Autochtones, du temps pour apprendre comment la nation a réellement été bâtie. Et le tout sans sentiment de culpabilité, car là n’est pas la question. L’important, c’est que la population canadienne – Autochtones, non-Autochtones et nouveaux arrivants – voie ce que le pays peut faire une fois affranchi des fausses interprétations de son passé.