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Quinze ans après Gladue, où est le progrès?

Le jugement de la Cour suprême du Canada n'a pas eu les effets voulus.

barbed wire

Il y a près de quinze ans, la Cour suprême du Canada rendait l’arrêt Gladue, un arrêt incontournable pour toute personne appelée à présider ou à comparaître devant un tribunal canadien chargé de déterminer la peine d’un contrevenant autochtone reconnu coupable d’un crime, que celui-ci soit mineur ou très grave. Cet arrêt audacieux, qui exigeait des tribunaux des changements réels et profonds, visait à contrer la surincarcération des Autochtones au Canada.

Jamie Gladue, une jeune Autochtone, avait plaidé coupable à un homicide involontaire et été condamnée à trois ans de prison par un juge de la Cour suprême de la Colombie-Britannique. Elle avait poignardé et tué son petit ami, qu’elle soupçonnait d’infidélité, lors d’une dispute aggravée par l’alcool. La CSC ne réduisit pas la peine, mais sa décision unanime faisait clairement comprendre que l’approche adoptée pour déterminer la peine, bien qu’habituelle, était gravement inadéquate — et qu’elle devait changer.

Que le jugement du plus haut tribunal au pays n’ait pas eu les effets voulus est toutefois devenu manifeste lorsque la CSC a réexaminé la question dans deux affaires en 2012.

Manasie Ipeelee, un Inuit, et Frank Ladue, de la Nation Kaska de Ross River (Yukon), ont été condamnés en Ontario et en Colombie-Britannique respectivement. Les deux hommes étaient considérés comme délinquants à contrôler et ont été condamnés pour avoir omis de se conformer à leur ordonnance de surveillance de longue durée. (Frank Ladue avait été condamné à trois ans de prison par une juge de la Cour provinciale qui avait tenu peu ou pas du tout compte des « circonstances tragiques » de sa vie; la Cour d’appel réduisit sa peine à un an.) La CSC réitéra — en des termes plus énergiques cette fois — les principes énoncés dans l’arrêt Gladue.

Les éléments essentiels de l’arrêt Gladue peuvent être résumés comme suit :

  1. Le système canadien de justice pénale « n’a pas su répondre aux besoins des peuples autochtones du Canada » (« has failed the Aboriginal Peoples of Canada »; voir par. 60-62 et 70; voir également Ipeelee, par. 62)
  2. Il est malheureusement vrai que les autochtones, à la grandeur du pays, commettent un nombre disproportionné de délits, un fait intimement lié à l’héritage du colonialisme (Gladue, par. 65 et 67; Ipeelee, par. 60, 65 et 77)
  3. Les tribunaux canadiens, au moment de déterminer la peine pour une infraction criminelle, centrent leur attention sur les traditions anglo-saxonnes et les dispositions du Code criminel (Gladue, par. 42 et 43; Ipeelee, par. 35)
  4. Les autochtones ont une conception différente de la justice (Gladue, par. 37 et 70)
  5. Les peuples autochtones du Canada ne connaissent pas la même situation que les autres citoyens (Gladue, par. 37; Ipeelee, par. 77)
  6. Les modifications apportées au Code criminel en 1996 avaient pour but d’apporter de réels changements; les juges se sont fait demander de travailler différemment (Gladue, par. 33 et 64; Ipeelee, par. 59, 68 et 69)
  7. L’approche appropriée en matière de détermination de la peine des délinquants autochtones exige du juge qu’il :
    • accorde une attention particulière aux facteurs historiques ayant pu contribuer à amener la personne jugée devant les tribunaux (Gladue, par. 66 et 69);
    • prenne connaissance d’office des facteurs systémiques qui ont influé sur la vie des autochtones au Canada (Gladue, par. 83); et
    • se renseigne adéquatement sur les circonstances dans lesquelles se trouve la personne jugée (Gladue, par. 83 et 84, et #7).
  8. Quatre principes particuliers doivent être pris en compte :
  • L’approche établie par l’arrêt Gladue en matière de détermination de la peine s’applique à tous les délinquants autochtones, et non pas seulement aux personnes vivant dans les réserves (Gladue, #11, au par. 55)
  • L’approche établie par l’arrêt Gladue ne signifie pas qu’un délinquant autochtone a droit à une « réduction de peine fondée sur la race » (Gladue, #9, p. 54; Ipeelee, par. 71 et 75)
  • L’emprisonnement devrait être « la sanction pénale de dernier recours » (Gladue, par. 36)
  • Le délinquant autochtone comparaissant devant la cour pour connaître sa peine peut renoncer à réunir, comme le propose l’arrêt Gladue, les renseignements particuliers à ses circonstances personnelles (Gladue, par. 83, et #7, p. 54) (Il y a de bonnes raisons de craindre que cette qualification soit mal comprise ou mal appliquée : la CSC n’affirme pas ici que les juges devraient suggérer systématiquement au délinquant de renoncer à la réunion de ces renseignements ou manifester un intérêt de pure forme pour ces renseignements. En outre, personne ne peut renoncer à l’application des principes établis par Gladue.)

Ces exigences ont été rappelées avec énergie dans l’arrêt Ipeelee. Jonathon Rudin, de l’organisme Aboriginal Legal Services de Toronto, résume ainsi l’arrêt Ipeelee : « Ce que nous avons affirmé dans Gladue était à prendre au sérieux! » (« What we said in Gladue, we meant it! »).

Dans l’arrêt Ipeelee, la CSC mentionne expressément les « rapports Gladue » (par. 60; un rapport Gladue n’est pas la même chose qu’un rapport prédécisionnel préparé par un agent de surveillance).

Elle fait notamment observer que la surreprésentation et l’aliénation des Autochtones dans le système de justice pénale n’ont fait qu’empirer. De 1996 à 2001, « les incarcérations d’Autochtones se sont accrues de 3 p. 100, alors que les incarcérations de non-Autochtones ont diminué de 22 p. 100 ». De 2001 à 2006, « on a constaté une baisse générale des incarcérations de 9 p. 100 », alors que « les incarcérations d’Autochtones ont augmenté de 4 p. 100 ». Enfin, « [l]ors du prononcé de l’arrêt Gladue en 1999, 12 p. 100 de tous les détenus fédéraux étaient autochtones; en 2005, les détenus autochtones représentaient 17 p. 100 des admissions dans les établissements pénitentiaires fédéraux » (par. 62).

Le tableau s’assombrit. Depuis, le gouvernement fédéral a incorporé dans la loi des peines minimales obligatoires et limité le pouvoir discrétionnaire des juges à imposer des peines d’emprisonnement avec sursis qui permettent aux délinquants de purger leur peine dans la collectivité. De plus en plus de personnes se retrouvent en prison malgré le déclin général du taux de criminalité, qui est à son plus bas niveau depuis quarante ans.

Les Autochtones continuent d’être surreprésentés dans les prisons canadiennes et d’y être envoyés. Un rapport de 2012 de Sécurité publique Canada1 remarque que bien que ne représentant que 4 % de la population canadienne, les Autochtones constituent 20 % de la population carcérale sous responsabilité fédérale. La surreprésentation est encore plus grande chez les femmes autochtones : en avril 2010, elles représentaient 32,6 % de la population carcérale sous responsabilité fédérale. Au cours des dix dernières années, la représentation des femmes autochtones a crû de près de 90 %.

Que cela nous apprend-il de la responsabilité du Canada envers les Autochtones, de son exercice de la justice ou ses engagements en matière de non-discrimination et de droits de la personne? L’an dernier, les Nations Unies ont appelé le Canada à prendre des « mesures urgentes » pour réduire la surreprésentation des Autochtones (et des « noirs » aussi) dans son système de justice pénale.

La réaction est si tempérée qu’en Colombie-Britannique, des compressions sévères dans le financement gouvernemental de l’aide juridique, en 2001, et l’érosion continue des services au cours des douze dernières années ont eu pour résultat que la clinique d’aide juridique Legal Services Society n’a pas les moyens de produire des rapports Gladue pour les délinquants autochtones, sauf dans quelques cas. Les tribunaux ont, par conséquent, une connaissance limitée des circonstances particulières dans lesquelles se trouvent les délinquants autochtones qu’ils jugent et sont incapables de déterminer des conditions de mise en liberté sous caution adéquates ou d’imposer des peines appropriées. Une recherche a montré que dans les cas où un rapport Gladue était disponible, 76 % des délinquants condamnés pour récidive ont reçu une peine plus courte que les délinquants sans rapport Gladue2.

Près de quinze ans après l’arrêt Gladue, et au lendemain de l’arrêt Ipeelee, les preuves parlent d’elles-mêmes. Ces décisions ont fait l’objet, dans les médias et des revues soi-disant universitaires, d’un ramassis de commentaires racistes et insensés de la part d’auteurs qui ne comprennent tout simplement pas les motifs et le sens de ces décisions.

La justice canadienne continue de ne pas répondre aux besoins des justiciables, et trop de personnes — juges comme avocats — omettent de faire preuve d’un engagement véritable envers les arrêts de la Cour suprême du Canada. Trop de vies sont ainsi ruinées par la surincarcération.