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Faire respecter le droit de décrocher du travail

Faut-il moderniser nos lois sur le travail pour introduire un droit exécutoire?

Right to disconnect

Nous en avons encore pour bien des années à décortiquer les effets de la pandémie sur la vie professionnelle… ou du moins jusqu’à la prochaine pandémie! L’État et les autorités sanitaires n’ont pas à eux seuls brisé le moule traditionnel du travail en faisant fermer les entreprises et en confinant les employés de bureau chez eux, mais ils ont assurément accéléré certaines tendances déjà portées par la technologie.

On parle ici du « droit de décrocher », qui remonte à avant le confinement de l’hiver 2020, mais la pandémie, en favorisant le travail à domicile, a attiré l’attention sur la difficulté des travailleurs à se couper de leur incessante connexion électronique avec le boulot. En 2015, Angus Reid avait signalé que 40 % des Canadiens disaient que la technologie prolongeait leurs heures de travail. La France a modifié son Code du travail en 2016 pour obliger les employeurs à négocier avec les employés afin de limiter l’utilisation des outils électroniques après les heures de travail. Plusieurs autres pays européens lui ont emboîté le pas.

Le gouvernement fédéral a créé un comité d’experts sur les normes du travail en 2019, qui a conclu plus tard cette année-là que le droit de décrocher serait trop difficile à faire exécuter. L’Assemblée législative du Québec a débattu d’un projet de loi sur le droit de décrocher en 2018, avant de le laisser tomber la même année. Et c’était la situation au Canada jusqu’à l’adoption, par l’Ontario, de la Loi visant à œuvrer pour les travailleurs, qui a modifié la Loi de 2000 sur les normes d’emploi pour établir et définir le droit de décrocher.

Toutefois, la Loi visant à œuvrer pour les travailleurs n’a pas réellement eu cet effet : elle exige que les employeurs ayant 25 employés ou plus (une faible minorité des employeurs de la province) disposent d’une politique sur le droit de décrocher. Le contenu de la politique est laissé à la discrétion de l’employeur. Il n’y a aucune directive à ce sujet ni aucune amende prévue en cas d’infraction.

Bref, cette loi est une coquille vide. Si vous vous spécialisez en droit du travail, votre opinion quant à sa nature largement symbolique diffère probablement selon que vous pensez ou non que le droit de décrocher est une solution en quête d’un problème.

« Dans l’état actuel du droit, la seule chose qui puisse légalement arriver en Ontario, c’est qu’une entreprise soit tenue responsable d’être dépourvue d’un plan. D’une certaine façon, cette loi est surtout une belle façade, » commente Fife Ogunde, conseiller en politiques pour le gouvernement de la Saskatchewan. Il a récemment publié un article sur le droit de décrocher, dans lequel il conclut que les lois sur le travail actuelles sont incapables de protéger les travailleurs canadiens contre l’incessante connexion et ses effets insidieux sur leur vie personnelle et leur santé mentale.

« Il n’y a pas de droit de décrocher à proprement parler en droit canadien, et même si un tel droit existait, une question se poserait : comment l’appliquer? Et, poursuit-il, si vous créez un droit, vous devez le formuler explicitement; il n’y a pas de droit sans recours. »

Les lois sur le travail, à l’échelle nationale, plafonnent le nombre d’heures de travail, mais ces lois sont vagues quand il s’agit d’activités qu’on saurait difficilement décrire comme du « travail », notamment le fait de travailler sur demande ou de répondre à des courriels ou textos professionnels après les heures de bureau. La Loi de 2000 sur les normes d’emploi et les autres lois provinciales « ne s’appliquent pas aux urgences », écrit Me Ogunde, ajoutant que ces cas sont « habituellement sous-définis dans la loi. Dans les faits, il est implicitement exigé que les employés demeurent disponibles d’une manière ou d’une autre lorsqu’il y a urgence. »

Beaucoup de lois sur les normes de travail datent d’avant les téléphones intelligents, époque où les employés travaillaient par quarts rigidement établis pour des employeurs qui n’avaient pas à s’échiner contre un marché numérisé, mondial et compétitif tous les jours, 24 heures sur 24. Ces mêmes employeurs exigent aujourd’hui une « flexibilité » accrue de leurs employés, intensifiant d’autant la pression de toujours avoir la tête au travail.

Toujours selon Me Ogunde, les législateurs ont plusieurs options pour aider les employeurs à favoriser l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle. Plutôt que de laisser employeurs et salariés débattre seuls du problème, dit-il, les règlements d’application de la loi et des autres lois sur le travail pourraient « prévoir […] des dispositions qui laissent l’employé libre de décrocher du travail ».

Ces règlements pourraient énoncer des exceptions au droit de décrocher. Par exemple, ils pourraient exempter certaines catégories de salariés, comme les cadres. Les lois sur les normes de travail pourraient être modifiées de façon à étendre la définition de « travail » afin d’y inclure des activités comme la réponse aux courriels.

Quels que soient leurs autres effets, poursuit Me Ogunde, ces règlements devraient explicitement protéger les employés contre les représailles parce qu’ils ont exercé leur droit de décrocher.

Bien entendu, tout le monde n’est pas de cet avis. Christopher Achkar, avocat en droit du travail et propriétaire du cabinet Achkar Law, fait valoir que l’Ontario, en modifiant la Loi de 2000 sur les normes d’emploi, a sans doute porté le droit de décrocher aussi loin que possible.

« Tout bien considéré, dit-il, pour la grande majorité des milieux de travail, la question ne se pose même pas. Cette nouvelle loi n’a aucun mordant, mais elle a été adoptée pour lancer un débat sur les pratiques acceptables et celles qui ne le sont pas. Obliger les employeurs à avoir un plan fait intervenir l’opinion publique. »

Par ailleurs, essayer de réglementer le droit de décrocher risquerait d’enfermer les employeurs et les employés dans une dichotomie, prévient Me Achkar.

« L’instauration d’un droit exécutoire de décrocher aurait un effet négatif généralisé sur l’efficience, le service à la clientèle, le magasinage en ligne… des conséquences bien réelles », fait-il observer, ajoutant que cela inciterait les employeurs à remplacer davantage de postes à temps plein par des postes contractuels ou à temps partiel.

L’effet conjugué de la pandémie et de la technologie a laissé le monde du travail dans un état d’éclatement organisationnel, partout dans le monde. Les cols blancs se sont retrouvés avec des horaires plus flexibles, leur permettant de mêler vie professionnelle et vie privée de façons inédites, ce qui a eu des conséquences positives et négatives. Par contre, si l’on encarcane l’employeur dans un cadre réglementaire sur le droit de décrocher, signale Me Achkar, ce dernier sera moins indulgent envers l’employé qui demande un assouplissement de ses conditions de travail.

« On risquerait de voir plus d’employeurs conclure qu’ils doivent resserrer leurs politiques au bureau parce que des employés n’acceptent plus les communications après les heures d’ouverture. Ils se feraient plus intransigeants pour les horaires de travail », poursuit-il.

« Les employés jouissent de protections. Si le patron crie à la tête d’un employé à 9 h pour ne pas avoir répondu à un message à 23 h, c’est de l’intimidation, et l’employé a des recours. Pas besoin d’un nouveau droit exécutoire. »