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La Cour après McLachlin

Il est difficile d’imaginer la Cour suprême du Canada sans Beverley McLachlin. Pendant 17 ans, elle a servi de gouvernail, dirigeant la cour dans des eaux juridiques agitées. Alors que se passera-t-il lorsqu’elle tirera sa révérence?

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Nommée par le premier ministre Brian Mulroney en 1989, puis élevée à la position de juge en chef 11 ans plus tard, la juge McLachlin détient le record de longévité au sein de l’institution. Elle l’a mené à travers une période de consolidation et de raffinement du droit de la Charte suivant une période initiale sous ses prédécesseurs Brian Dickson et Antonio Lamer.

Les premières années d’interprétation de la Charte ont été remplies d’action, marquées par plusieurs jugements divisés et un ton activiste. La juge McLachlin elle-même, nommée tout juste un an avant le départ du juge Dickson, a décrit son approche au droit de la Charte comme une « interprétation subtile » des orientations générales données sous les juges en chef précédents. Elle s’est avérée habile pour générer des décisions unanimes sur des sujets difficiles, de la mort assistée à la durée maximale des procès – un talent développé durant son long séjour sur le banc.

Dans l’ensemble, les observateurs s’entendent pour dire qu'elle a su exercer une influence stabilisatrice, ce qui a permis à la cour de progresser vers un certain consensus, ce qui a rendu ses jugements plus faciles à comprendre pour les gouvernements (ou, à tout le moins, plus difficiles à ignorer. Elle tirera sa révérence le 15 décembre.

« Actuellement, nous avons une cour relativement jeune, avec une masse critique de juges qui n’y siègent que depuis cinq ou six ans », note Carissima Mathen, professeure de droit constitutionnel à l’Université d’Ottawa. La juge McLachlin « est arrivée dans son rôle avec une mémoire institutionnelle importante. Elle est la dernière sur le banc à avoir siégé avec le juge Dickson, le premier juge en chef sous la Charte. La plupart des autres juges n’ont pas encore accumulé ce niveau d’expérience ».

Personne ne sait de quoi aura l’air la Cour après son départ – si elle sera plus ou moins activiste, si elle maintiendra ses récentes habitudes de collégialité ou si elle rendra des jugements plus divisés. Mais tout le monde s’entend pour dire que dans les dix prochaines années, elle rendra des jugements qui changeront la donne dans plusieurs domaines du droit :

Autochtones et l’obligation de consulter

Celui-ci est dans la filière des affaires non classées: la manière de réconcilier le droit des communautés autochtones avec la responsabilité du gouvernement d’élaborer des politiques s’est déjà invitée plusieurs fois devant la Cour suprême. Elle devrait le faire encore, probablement dans le cadre de projets de ressources naturelles auxquels s’opposent des communautés.

La cour a tenté de régler la question de savoir jusqu’où les gouvernements devraient aller pour accommoder leurs préoccupations avec l’obligation de consulter, une précision de l’article 35 de la Charte des droits et libertés. Cette obligation force les gouvernements à consulter les communautés autochtones lorsque ses décisions pourraient affecter leurs droits. Deux décisions de 2004, Nation Haïda c. Colombie-Britannique et Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie-Britannique, ont jeté les critères de base : c’est une obligation de la Couronne; elle s’applique aux droits autochtones établis de même qu’à ceux qui sont réclamés; et elle n’accorde pas un droit de veto absolu.

L’obligation est un principe de bonne foi; elle est conçue pour laisser aux gouvernements la latitude de faire leur travail, et ne fonctionne que si les deux parties s’impliquent dans le processus. Si, par exemple, les gouvernements laissent aux entreprises la responsabilité de mener ces consultations (ce qui est arrivé souvent), on atteint une impasse, puisque la responsabilité du gouvernement ne peut être entièrement déléguée au secteur privé.

Emmett Macfarlane, un professeur de sciences politiques à l’Université de Waterloo qui étudie les impacts des décisions de la Cour suprême sur les politiques du gouvernement, croit que « nous allons voir moins d’énonciations des grands principes et plus de décisions où la cour dit oui ou non à une interprétation spécifique de la loi ».

Si la cour décide de préciser cette obligation, elle devra trouver un moyen de l’arrimer à la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA). Le gouvernement Trudeau a formellement adopté la DNUPDA en mai 2016. Un an après, il a retiré les objections du gouvernement Harper à certaines portions du document qui requièrent que le gouvernement obtienne le consentement informé préalable des communautés autochtones pour les projets de développement et les nouvelles lois qui pourraient les affecter. Jusqu’ici, la Cour suprême n’a pas entériné le concept d’un veto autochtone sur de telles décisions – mais le débat est loin d’être terminé.

« Je crois que la cour reconnaîtra que l’obligation a besoin d’être précisée, et la DNUPDA en sera probablement l’élément déclencheur », estime le professeur de droit de l’Université d’Ottawa Sébastien Grammond.

Séparation des pouvoirs : qui est responsable?

C’est un terrain connu pour le plus haut tribunal. Les conflits entre les gouvernements des provinces et Ottawa sur les compétences constitutionnelles sont aussi vieux que la fédération. Les observateurs prévoient une incursion de ces dossiers dans l’ordre du jour de la cour de deux manières.

Le gouvernement de la Colombie-Britannique va vers une collision avec Ottawa en ce qui concerne la bataille juridique sur l’oléoduc Kinder Morgan. Ottawa pourrait forcer le projet malgré les objections de Victoria en alléguant qu’il est dans l’intérêt du pays dans son ensemble. Or, une telle initiative aboutirait très certainement devant la Cour suprême. « Je crois que le gouvernement fédéral ne veut pas aller dans cette voie », dit le professeur de droit constitutionnel à l'Université d'Ottawa Errol Mendes.

Une bataille qu’Ottawa ne peut peut-être pas éviter, en revanche, est liée à sa stratégie de lutte contre les changements climatiques. Le gouvernement de la Saskatchewan a menacé d’intenter un recours contre l’intention du fédéral d’imposer un prix sur les émissions de carbone; les ressources naturelles sont de compétences provinciales et les gouvernements ne peuvent se taxer mutuellement.

« Le gouvernement fédéral invoquerait son pouvoir général de protéger l’environnement en vertu du principe de paix, ordre et bon gouvernement dans le préambule de la Constitution », prédit le professeur Mendes. « J’ai tendance à être d’accord avec le gouvernement fédéral quant au fait qu’ultimement, le droit est de leur côté. Mais ce serait néanmoins une décision majeure. »

Vos droits, leurs droits

Les droits garantis par la Charte ne sont pas statiques et ils sont parfois en conflit avec d’autres droits; la cour doit alors en établir les limites. Attendez-vous donc à ce que des tensions entre la liberté de religion et les droits à l’égalité continuent d’être soumis à la Cour suprême dans l’ère post-McLachlin.

L’université Trinity-Western, une institution chrétienne privée de la Colombie-Britannique, impose un engagement à ses étudiants qui interdit, entre autres choses, les relations intimes qui « violent le caractère sacré du mariage entre un homme et une femme ». Disant que cet engagement discrimine à l’endroit des étudiants LGBTQ, les barreaux de l’Ontario et de la C.-B. ont refusé de reconnaître à Trinity-Western comme faculté de droit accréditée. Ces dossiers sont devant la cour. [L'ABC a obtenu le statut d'intervenant].

« Alors que la cour continue d’être confrontée à des questions d’“accommodements raisonnables” relatives à l’expression religieuse, nous verrons plus de dossiers de liberté de religion se mesurer aux droits à l’égalité », croit le professeur Macfarlane, qui donne l’exemple d’« une cérémonie religieuse autochtone qui [entrerait] en conflit avec des règlements municipaux ».

Mettre l’accent sur le positif

La Charte des droits et libertés grande partie une liste de garanties « négatives », comme de protéger les Canadiens des menaces à leurs libertés personnelles (discrimination, arrestation arbitraire, châtiments cruels et inusités), sans trop offrir de droits « positifs », tels que le droit à un salaire ou au logement.

Depuis 1982, des tentatives d’élargir la portée de la Charte pour y inclure plus de droits positifs ont été menées, comme en 2002 dans l’arrêt Gosselin c. Québec. Il s’agissait d’un recours collectif au nom de 75 000 personnes contre le gouvernement du Québec au sujet de la décision de rendre les bénéfices d’aide sociale pour les gens de moins de 30 ans conditionnels à la participation à un programme de formation à l’emploi. Les demandeurs ont allégué que cette décision violait tant leur droit à l’égalité en vertu de l’article 15 que leur droit à la vie, la liberté et la sécurité prévu à l’article 7.

La cour a statué que la politique du Québec ne violait ni la charte canadienne ni la charte québécoise. Pour la majorité, la juge McLachlin a indiqué qu’elle ne fermait pas totalement la porte à une interprétation favorable à la reconnaissance de droits positifs en vertu de l’article 7. Quant à la juge Louise Arbour, elle a noté en dissidence qu’il ne devrait pas y avoir de distinction entre les libertés civiles et les droits sociaux et économiques.

« La position tranchée de la juge Arbour en dissidence rend une décision sur les droits positifs plus probable », estime le professeur Mendes. « L’Ontario mène un projet pilote sur le revenu de base. Et si on démontrait que cette idée peut fonctionner? Soudainement, il y aurait des pressions sur le gouvernement pour agir. »

Dans tout ce que la cour fait, les personnalités sont importantes. La question des droits positifs est un bon exemple d’un domaine du droit qui pourrait voir un certain mouvement si une cour post-McLachlin devient plus activiste et moins encline à adopter une position unanime par défaut, croit la professeure Mathen.

« Il sera intéressant de voir, en son absence, si des juristes en particulier voudront développer leur propre approche philosophique à l’égard de certaines questions devant la cour – s’ils se sentiront maintenant plus libres d’affirmer leur dissidence. »