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Premier arrivé, premier servi : La règle du “cab rank” a du mérite

Les avocats connaissent l&rsquo;importance de représenter adéquatement l&rsquo;accusé dans les affaires criminelles, et ce, même quand il s&rsquo;agit des pires crimes imaginables. Mais en droit civil, les juristes canadiens sont-ils obligés de représenter les parties peu recommandables?</p>

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En Grande-Bretagne, les avocats sont tenus d’observer la règle du cab rank : à l’instar des taxis, ils doivent se plier au principe du premier arrivé, premier servi, et accepter les dossiers qu’ils sont assez expérimentés pour traiter, peu importent l’identité du client, la nature du dossier ou leur opinion de sa moralité, de sa réputation, de sa cause, de sa conduite ou de son innocence ou culpabilité.

Au Canada, les juristes peuvent refuser un mandat – en droit civil ou pénal – pour désaccord avec la cause ou la conduite du client, quoique nos autorités de réglementation désapprouvent cette pratique.

Le Code type de déontologie professionnelle reconnaît le « droit de refuser ses services », mais encourage le principe du cab rank : « D’une façon générale, il ne refuse pas ses services au seul motif que la personne qui le sollicite ou que la cause qu’elle défend est impopulaire ou de notoriété publique […]. »

Cette règle a pour objet de garantir la représentation des parties les plus controversées sans que l’avocat soit injustement vilipendé.

Or, les tribunaux traitent différemment ceux qui défendent des clients de mauvaise réputation et les plaideurs de causes déraisonnables. Ces derniers risquent de se voir imposer personnellement des dépens.

Dans Best v. Ranking, la Cour d’appel de l’Ontario en 2016 a confirmé une ordonnance obligeant l’avocat du demandeur à payer de sa poche 84 000 $ de dépens en raison d’un abus de procédure et pour le punir d’avoir laissé son client adopter une position déraisonnable.

La cour a rejeté l’argument de l’avocat, qui s’est défendu d’avoir dû plaider une cause perdue d’avance. Elle a souligné le caractère vexatoire de l’instance tout en affirmant que l’ « le fait qu’un avocat intente une action a priori perdante ne justifie pas en soi qu’on lui impose des dépens à titre personnel ».

Il peut être difficile pour l’avocat de distinguer une cause faible d’une procédure susceptible d’être déclarée vexatoire.

Nos responsabilités professionnelles exigent « de soulever résolument tous les points, de faire valoir tous les arguments et de poser toutes les questions, si déplaisantes soient-elles, qui, selon le juriste, aideront la cause de son client. Il doit aussi s’efforcer d’utiliser tous les recours et moyens de défense permis par la loi dans l’intérêt de son client. »

Notre obligation de loyauté envers le client implique l’engagement à défendre sa cause, sans être nécessairement certains que cette cause soit raisonnable. L’avocat peut trouver ardu d’honorer ses obligations s’il doit prendre garde aux dépens que peut lui infliger un tribunal jugeant qu’il a suivi des « instructions déraisonnables ».

Pour éviter cet écueil, le mieux est d’appliquer un autre principe : l’avocat n’est pas le simple truchement du client. Celui qui plaide énergiquement la cause de son client – même si celui-ci ou sa position n’ont pas la faveur du public – s’acquitte bien de ses obligations professionnelles, et n’est pas censé être mis à l’amende pour cela.

En revanche, celui qui ne fait que soutenir ce que le client affirme, sans égard aux faits, au droit et à ses responsabilités professionnelles, n’est plus un défenseur, mais un truchement. Le juriste qui se conduit de la sorte peut à bon droit être réputé avoir occasionné des frais pour une cause déraisonnable, et le tribunal aura donc raison de lui imposer des dépens.

Notons aussi que la Cour suprême du Canada a récemment statué dans Québec c. Jodoin que condamner personnellement un avocat aux dépens ne se justifie que de manière exceptionnelle lorsqu’on est « en présence d’une procédure mal fondée, frivole, dilatoire ou vexatoire, qui dénote un abus grave du système judiciaire ».

Fait intéressant : la règle du cab rank semble tomber en désuétude. Le barreau de l’Angleterre et du pays de Galles se demande d’ailleurs si elle demeure juste et nécessaire dans un marché juridique de plus en plus concurrentiel. Il fait la remarque suivante : « Notons que les conseillers juridiques ne sont pas soumis à cette règle comme les plaideurs, et que pourtant, il n’est pas un seul client qui reste sans avocat quand sa cause est tant soit peu défendable et appuyée par des ressources suffisantes. »

Au Canada, les faits lui donnent raison : les clients nantis ont rarement du mal à se faire représenter, aussi condamnable que soit leur cause. Le véritable obstacle du client n’est pas le vice, mais l’argent.