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Digne conduite : un préjugé favorable à l’action

Les SEA sont une chance à saisir.

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Le Royaume-Uni avait de nombreuses raisons d’assujettir la profession juridique à l’encadrement de l’État par la Legal Services Act en 2007 : jouant le double rôle d’association et d’organisme de réglementation, la Law Society semblait protéger les avocats plutôt que le public. Le traitement des plaintes était long et inefficace. L’organisme de réglementation compétent différait selon qu’il fût question des solicitors (conseillers juridiques), des barristers (avocats plaidants), des dirigeants de cabinet ou des conveyancers (praticiens de l’immobilier). On y perdait son latin, sans parler des incohérences dans la teneur et l’application des normes.

Cela dit, le retrait de ce privilège a été dû d’abord et avant tout à la rigidité de ces professions, et plus particulièrement à leur résistance à l’idée d’autoriser les cabinets à adopter des structures d’entreprise alternatives (SEA). On ne pouvait parler de cabinet multidisciplinaire, par exemple, sans susciter les hauts cris. Cette résistance étant assimilée à du corporatisme, le gouvernement est intervenu.

Au Canada, nous avons pris soin de séparer le rôle d’association du rôle d’encadrement : l’Association du Barreau canadien et d’autres intervenants font valoir les intérêts de leurs membres, tandis que les ordres professionnels et barreaux provinciaux protègent le public. Un seul et même organisme encadre tous les avocats.

Par ailleurs, le Canada est aussi ouvert à au moins une nouvelle forme d’entreprise dans le domaine du droit : les barreaux du Québec, de l’Ontario et de la Colombie-Britannique autorisent maintenant les cabinets multidisciplinaires. C’est ainsi que les avocats peuvent s’associer, par exemple, avec des agents de brevets, des planificateurs financiers et des conseillers en ressources humaines, à condition que la direction du cabinet ressortisse aux avocats et que les autres professionnels obéissent au code de déontologie des avocats en plus du leur.

Quand on pense à l’indépendance que notre profession a su maintenir par rapport à l’État, la vive opposition à l’égard des SEA a de quoi étonner.

L’explication la plus probable : les avocats sont pusillanimes par nature. Nous résistons au changement. Nous craignons l’inconnu.

On nous opposera qu’il n’est pas prouvé que les juridictions qui autorisent les SEA fournissent un meilleur accès à la justice que les autres. L’affirmation est discutable, et ne fait que renverser le fardeau de la preuve. Comme l’a souligné sir David Clementi dans son audacieux rapport de 2004 au Royaume Uni, c’est à ceux qui souhaitent limiter les formes de pratique qu’incombe ce fardeau, et non à ceux qui militent pour la diversification.

Il nous faut avoir un préjugé favorable pour l’action, non pour l’inaction.

La question est donc la suivante: la diversification des formes d’entreprise dans le domaine juridique serait-elle avantageuse pour le public?

L’an dernier, en Australie, Salvos Law a été sacré cabinet de l’année. Propriété de l’Armée du Salut, Salvos Law comporte deux divisions : Salvos Legal, d’orientation commerciale, et Salvos Humanitarian, à vocation uniquement bénévole. Le premier finance le second. Depuis 2010, Salvos Law est intervenu bénévolement dans plus de 11 000 causes, sans frais pour l’État. Nulle part au Canada l’Armée du Salut pourrait ouvrir un cabinet juridique, ou même de s’associer à un cabinet juridique.

Slater & Gordon, premier cabinet d’avocat au monde coté en bourse, est perçu par certains comme le mal incarné. Il attire des capitaux qu’il investit dans la technologie pour faire baisser les prix. En acquérant d’autres cabinets, il réalise des économies d’échelle.

Pour autant, un petit cabinet jouissant d’une bonne réputation et d’une clientèle fidèle n’a rien à craindre. Il est indéniable que les avocats en pratique privée et les petits cabinets traditionnels peuvent proposer un service personnalisé inenvisageable pour les géants. Cet avantage, aucun gros cabinet ne peut le leur enlever.

Il reste que la diversité a sa place : si une société comme Slater & Gordon peut réduire la facture pour certains consommateurs, ce n’est pas à négliger.

La diversification des formes d’entreprise n’irait pas sans poser de défis. La réglementation des personnes morales deviendrait une nécessité. Un cabinet juridique dont les bénéfices seraient répartis entre des avocats et des non-avocats aurait les mêmes obligations fiduciaires et éthiques envers les clients et les tribunaux que les cabinets traditionnels et, comme eux, devrait faire passer ces obligations avant ses obligations envers les actionnaires. Il lui faudrait des procédures particulières pour protéger les renseignements des clients du regard des non-avocats. Il faudrait enfin que les ordres professionnels soient habilités à sanctionner les cabinets qui manquent à leurs obligations professionnelles; rien ne permet de croire qu’ils n’ont pas ce qu’il faut pour remplir ce rôle.

Le maintien du statu quo peut avoir de graves conséquences. Nous ne pouvons donner au public des raisons de croire que nous protégeons nos intérêts au détriment du sien. Nous devons envisager le changement comme une opportunité, et non une menace.