Moderniser les règles du commerce mondial
Les données et les droits de douane sont les deux facteurs au cœur des négociations de l’OMC sur le commerce électronique.
Au début de l’année, en marge du forum de Davos, 77 des 164 membres de l’Organisation mondiale du commerce ont convenu de commencer à travailler à un projet qu’ils couvent (soi-disant) depuis la fin des années 1990, à savoir l’élaboration d’un ensemble uniforme de règles pour régir le commerce mondial en ligne.
Dans les faits, l’OMC va consacrer les quelques prochaines années à tenter de rattraper son retard sur plus de vingt ans de croissance et de changement dans le domaine du commerce électronique. Depuis la rencontre des membres de l’OMC, qui ont alors convenu de la prorogation d’un moratoire sur l’application des droits de douane aux transmissions électroniques (il a été renouvelé tous les deux ans depuis), le marché en ligne mondial a littéralement explosé. À elles seules, les ventes au détail en ligne ont atteint 2,3 milliards de dollars américains en 2017 et devraient s’élever à 4 billions de dollars américains d’ici la fin de la décennie.
« Ce n’est pas trop tôt », affirme Valerie Hughes, ancienne directrice de la division des affaires juridiques de l’OMC et désormais avocate principale dans le cabinet Bennett Jones à Ottawa. « Ils ont régulièrement renouvelé le moratoire, mais la communauté des membres de l’OMC n’est pas parvenue à se mettre d’accord sur grand-chose d’autre. »
Il ne sera pas plus aisé pour les membres de l’OMC de parvenir à un consensus cette fois encore. Le gouvernement canadien a récemment sollicité des propositions auprès d’intervenants quant à ce que devrait contenir un accord de l’OMC sur le commerce électronique. L’Association du Barreau canadien a terminé ce mois-ci la rédaction de son mémoire (disponible uniquement en anglais) destiné au gouvernement.
Attendez-vous à ce que deux vastes domaines de politique deviennent des points chauds pendant les pourparlers : les flux de rentrées du gouvernement et les obstacles à la libre circulation des informations et des produits numériques.
Le moratoire sur l’application des droits de douane aux opérations du commerce électronique ne suscitait aucune controverse à la fin des années 1990 alors que le marché en ligne était d’une taille beaucoup plus réduite. Le Canada a convenu de renoncer à l’application de droits de douane sur les transmissions électroniques et sur les produits numériques lors de la renégociation de l’ALENA et de l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP). Depuis quelques années, des clauses de moratoire similaires ont été inscrites dans d’autres accords commerciaux plurilatéraux. Les grands pays industrialisés veulent conférer un caractère permanent au moratoire de l’OMC.
Cependant, le plaidoyer en faveur d’un moratoire permanent pourrait bien diviser les membres de l’OMC le long de la ligne qui sépare les nations développées et celles qui sont en développement; l’Inde et l’Afrique du Sud militant pour le droit des gouvernements de tirer des revenus d’un plus grand nombre de transactions commerciales en ligne. Dans un communiqué publié en juillet dernier, les deux pays soulignaient qu’en raison de la rapide croissance du commerce électronique et de l’apparition des technologies d’impression en trois dimensions (ces dernières estompant la différence entre « services » et « produits »), les gouvernements laissent passer de plus en plus d’occasions de générer des revenus chaque année.
Wendy Wagner exerce le droit du commerce et de la protection des renseignements personnels dans le cabinet Gowling WLG. Elle affirme que si le Canada ne campe pas sur ses positions quant aux tarifs, aux taxes et aux droits de douane à l’OMC, cela pourrait le placer dans une situation épineuse.
« S’ils ne vont pas imposer les produits numériques, nous n’allons probablement pas non plus appliquer cette règle de façon sélective », dit-elle. « Nous voulons que tous les pays conviennent du même ensemble de règles. (Cependant) si nous accordons des avantages aux pays qui ne nous les accordent pas en retour, ce à quoi nous renonçons ne nous rapporte rien. »
Dans son mémoire adressé au gouvernement fédéral, l’ABC affirme que le Canada devrait viser un accord à l’OMC portant sur l’absence d’application des droits de douane sur les produits et services numériques. Elle suggère que l’OMC envisage la mise en place de règles nationales pour le traitement du commerce électronique qui interdiraient la discrimination à l’encontre des produits étrangers au moyen de l’application de taxes et de la réglementation. Elle prône en outre une imposition uniforme du commerce électronique sur les marchés couverts par l’OMC, à défaut de quoi elle suggère que le Canada envisage d’imposer une taxe sur les services numériques similaire à la taxe sur la valeur ajoutée.
« Toutefois, l’opinion publique aura un poids important en la matière », dit Abigail Dubiniecki, une avocate indépendante anglaise spécialisée dans le droit de la confidentialité des données et du commerce. « Vous souvenez-vous du tollé qu’a généré l’imposition de Netflix? »
« L’expérience en ligne doit être totalement indolore pour le consommateur. Tout ce qui repose sur l’imposition des biens de consommation va être très difficile à faire accepter. Imaginez à quel point il serait facile d’en faire une promesse électorale. »
Les tarifs et les taxes peuvent nuire à la croissance des petites et moyennes entreprises du secteur du commerce électronique. C’est aussi le cas des restrictions du flux des données conçues pour sécuriser les renseignements, ou pour avantager les géants de l’industrie d’un pays. Selon le mémoire de l’ABC, un cadre de l’OMC qui se traduit par [traduction] « l’interopérabilité, entre divers pays, d’exigences diversifiées quant à la protection des renseignements personnels » éliminant l’actuelle juxtaposition d’ententes bilatérales et multilatérales, serait une immense amélioration.
Cela pourrait s’avérer être le défi le plus difficile à relever pour les acteurs des pourparlers sur le commerce électronique. Certains pays exigent que les données produites dans les limites de leurs frontières y soient aussi stockées. Le Canada impose cette exigence de « localisation des données » aux banques, aux compagnies d’assurance et autres établissements financiers. La Colombie-Britannique, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick ont leurs propres règles à portée limitée.
« Exiger que les données recueillies dans un pays y soient stockées est considéré comme la meilleure approche de la protection des renseignements personnels individuels », affirme Me Hughes. « La Chine demande, elle aussi, la localisation des données (qu’elle soit inscrite dans l’accord de l’OMC). »
« Cependant, les pays pour lesquels le commerce électronique est une activité majeure, comme les États-Unis, veulent stocker les données dans les limites de leurs propres frontières. Ils ne veulent pas être tenus d’exiger de leurs entreprises qu’elles établissent des infrastructures onéreuses dans d’autres pays. »
En tout ce qui concerne le flux et la sécurité des données, la Chine demeure l’élément imprévisible. Le mémoire de l’ABC exhorte à la tenue d’un débat de l’OMC sur un possible accord mondial sur les droits de propriété intellectuelle qui traiterait, entre autres, de la protection du contenu créatif en ligne, de l’application internationale des injonctions, des dividendes et des redevances, de la protection des codes et des bases de données, ainsi que des mesures pour faire face [traduction] « à l’accord de licence ou au transfert de propriété forcé en contrepartie de l’accès à certains marchés (p. ex., la Chine). »
Le gouvernement chinois est bien connu pour obliger les entreprises et les investisseurs venant de l’étranger à former des partenariats avec des sociétés nationales aux termes desquels l’entreprise étrangère obtient l’accès au vaste marché chinois en échange du « partage » de la technologie et des secrets commerciaux avec la Chine. Le gouvernement américain et le gouvernement chinois sont en pourparlers pour négocier la fin des transferts de technologie forcés. Les négociations avancent très lentement, lorsqu’elles le font. Entre le transfert de technologies, les pourparlers commerciaux et la guerre des tarifs qui se prépare, les deux plus grandes économies de la planète arrivent chacune avec un lourd bagage à la table des négociations de l’OMC sur le commerce électronique.
La plupart des observateurs semblent penser que l’OMC peut néanmoins être certaine de recueillir quelques miettes. Me Dubiniecki pense qu’il sera possible de négocier un ensemble de règles communes qui pourrait faciliter le commerce électronique tant pour les entreprises que pour les consommateurs en éliminant les obstacles techniques et logistiques pour des étapes telles que le paiement électronique, la livraison des colis et la signature électronique.
« Si nous voulons que des organisations internationales comme l’OMC soient pertinentes et aient le soutien des gens, il nous faut penser aux questions qui influent sur les finances quotidiennes des consommateurs et des PME, mais qui nuisent aussi aux possibilités de commerce électronique à l’échelle mondiale », dit-elle.
À l’heure actuelle, l’Organisation mondiale du commerce est la cible d’énormes pressions politiques, les États-Unis s’évertuant activement à saper un système d’appel de l’OMC dont l’administration Trump a décrété qu’il défavorise les entreprises américaines. Me Hughes convient que la bagarre politique concernant l’avenir de l’OMC est loin de susciter un climat favorable aux délibérations sur le commerce électronique. Cependant, elle ne pense pas que cela soit une menace mortelle pour l’institution.
« J’ai déjà assisté à plusieurs enterrements de l’OMC, et elle est toujours bien vivante », dit-elle. « Les pourparlers sur le commerce électronique aboutiront à quelque chose. Ce ne sera pas tout ce qu’on peut espérer, mais ce sera au moins quelque chose. »