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Privilège accordé

Le gouvernement est-il allé trop loin en étendant le secret professionnel à l’extérieur du cadre des avocats et des notaires?

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Les agents de brevets et de marques de commerce sont devenus le premier groupe de non-juristes à acquérir la protection quasi-constitutionnelle du secret professionnel.

Avec l’adoption du projet de loi omnibus de 2015, les amendements à la Loi sur les brevets et à la Loi sur les marques de commerce donne à ces agents de propriété intellectuelle la même protection qu’aux avocats et aux notaires.

Le projet de loi précise que « nul ne peut être contraint, dans le cadre de toute action ou procédure civile, pénale ou administrative, de la divulguer ou de fournir un témoignage à son égard » si cette communication a été faite «entre une personne physique dont le nom est inscrit sur le registre des agents de brevets et son client».

Des non-avocats ou notaires peuvent donc invoquer le secret professionnel pour des conseils fournis au sujet d’une invention, d’une marque de commerce ou d’une indication géographique susceptible d’être protégées en vertu de la Loi sur les marques de commerce.

De plus, la protection a aussi été étendue aux agents de propriété intellectuelle étrangers, s’ils sont déjà couverts par les lois de leur pays. Les cours canadiennes avaient refusé de reconnaître une telle application au Canada.

La Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada a lutté pendant des années pour empêcher la reconnaissance aux non-juristes. La situation devait toutefois être réglée après que le gouvernement Harper eut présenté des amendements pour que les lois canadiennes soient conformes aux traités internationaux en matière de propriété intellectuelle. Dans plusieurs pays européens, des agents qui ne sont pas des avocats jouissent déjà d’une telle protection, et la réglementation proposée pour le système unifié de règlement des litiges en matière de brevets au sein de l’Union européenne prévoit aussi un régime semblable.

Le gouvernement actuel planche sur la réglementation qui encadrera cette nouvelle réalité. L’ABC a offert certaines recommandations pour que les règles adoptées maintiennent les frontières professionnelles entre avocats et non-avocats.

Adam Dodek, auteur du livre de 2014 Solicitor-Client Privilege et un professeur de droit à l’Université d’Ottawa, croit que le gouvernement est allé trop loin.

«La référence au secret professionnel est malheureuse, elle manque de clarté et il est presque certain qu’elle va engendrer des litiges », a-t-il déclaré en juillet. « Le secret professionnel est un privilège tant en matière de preuve qu’un droit civil et juridique fondamental qui a parfois des implications constitutionnelles.»

« Ça ne pouvait pas être l’intention du gouvernement lorsqu’il a rédigé ce projet de loi, a-t-il ajouté. Le gouvernement a agi avec désinvolture à l’égard du secret professionnel depuis une décennie, et ce projet poursuit cette tendance mal avisée. »

Certains s’inquiètent que d’autres professionnels qui font du travail quasi-juridique – comme des consultants dans le domaine de l’immigration et des techniciens en droit – pourraient faire pression avec succès auprès du gouvernement pour bénéficier du même privilège.

« Ce mauvais choix de langage fait de l’ombre à la préoccupation légitime de vouloir protéger la confidentialité des communications entre les agents de brevets et leurs clients », estime le professeur Dodek. « Le secret professionnel a une signification unique au Canada et elle ne peut pas être simplement transférée à tort et à travers à d’autres domaines. »

Les praticiens espèrent avoir un mot à dire sur la manière dont les règles seront élaborées. Mala Joshi, présidente de la section de propriété intellectuelle de l’ABC, dit qu’elle croit personnellement que le gouvernement a mal choisi ses mots lorsqu’il a ainsi étendu ce privilège.

Dans une note rédigée dans le cadre des consultations sur la réglementation, l’ABC a invité les agents qui ne sont pas avocats ou notaires à faire particulièrement attention pour éviter d’offrir des conseils ou des services qui pourraient être considérés comme une forme de pratique du droit.

En entrevue, Me Joshi a souligné que la notion de secret rattachée à certains éléments de preuve aurait dû être incluse dans le projet initial, plutôt que le « secret professionnel de l’avocat ou du notaire ».

« Lorsque je donne des conseils aux clients, la chose la plus importante que je garde en tête est que je suis une avocate dans le domaine de la propriété intellectuelle, a-t-elle noté. Du point de vue d’un agent qui n’est pas avocat ou notaire, il y a des restrictions dans la Loi sur les brevets et la Loi sur les marques de commerce quant à ce qu’ils peuvent faire et ne pas faire. Par exemple, un agent de brevets ou de marques de commerce qui n’est pas avocat ne peut pas représenter des clients en cour ou fournir des conseils juridiques. »

Me Joshi juge donc qu’il « revient à l’ABC d’aider à s’assurer que personne ne dépasse les limites ».