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Une présence féminine

Peut-on compter sur le Canada inc. pour augmenter la représentation des femmes sur les conseils? Ou des règles plus contraignantes seront-elles nécessaires?

Carol Hansell, Hansell Advisory Group, Toronto
Carol Hansell, Hansell Advisory Group, Toronto Photographie : Paul Eekhoff

Le problème canadien de la sous-représentation des femmes sur les conseils d’administration est dans la ligne de mire des gouvernements. Les partisans d’une réforme ne devraient toutefois pas trop compter sur les organismes de réglementation des valeurs mobilières pour imposer des quotas, selon des observateurs. 

« Ils n’ont pas l’autorité et je ne crois pas qu’il y ait la volonté de le faire », a noté Fréderic Duguay, un associé au sein d’une firme spécialisée en gouvernance d’entreprise, Hansell LLP, et qui a déjà agi comme conseiller juridique senior à la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (CVMO). Si la possibilité théorique des quotas existe, Me Duguay croit que la marge de manœuvre de ces commissions se limite principalement à réclamer plus d’informations, plutôt que d’imposer des mesures normatives.

La représentation féminine sur les conseils d’administration s’élève à à peine plus de 10 % au Canada, et environ 40 % des conseils sont toujours composés d’hommes seulement. Le Canada est en milieu de peloton internationalement; mais autre que le Japon, c’est le seul pays membre du G7 qui n’impose aucune obligation concrète en matière de diversité des genres. 

Autour du monde, plus d’une douzaine de gouvernements ont conclu qu’une forme de législation était nécessaire pour accélérer le progrès; et plusieurs — dont la Norvège et la France — ont décidé que les quotas étaient la seule option. L’Union euro­péenne semble prête à imposer un quota de 40 % de femmes sur les conseils de ses compagnies. 

C’est dans ce contexte qu’en août, l’Association du Barreau canadien a adopté une résolution exhortant les gouvernements provinciaux et territoriaux, de même que le fédéral, à adopter un système selon lequel ils exi­geraient des compagnies qu’elles adoptent un modèle  « conformité et explication » et divulguent publiquement leurs  pratiques et politiques concernant la diversité de leur C.A. En vertu d’un tel régime, les entreprises doivent adopter des politiques destinées à augmenter la diversité, ou expliquer leur défaut d’agir.

La CVMO a adopté le modèle « se conformer ou s’expliquer » à l’intention des sociétés cotées à la Bourse de Toronto. Au moment de mettre l’article sous presse, la date de mise en vigueur de cette politique était fixée au 31 décembre. Les organismes de régle­mentation de Terre-Neuve-et-Labrador, de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick, du Québec, du Manitoba, de la Saskat­che­wan, du Nunavut et des Territoires du Nord-Ouest ont tous dit qu’ils adopteraient également cette politique, tandis que l’Alberta a refusé et que l’organisme de réglementation du marché des valeurs mobilières de la Colombie-Britannique a déclaré qu’il exa­minerait l’efficacité de la politique avant de prendre une décision.

La logique d’une telle approche repose sur la possibilité que des justifications trop floues de la part d’une compagnie lui attirent l’opprobre, surtout si ses homologues agissent avec plus de célérité. 

Dans un courriel, l’organisme a indiqué qu’il pourrait envi­sager d’autres mesures d’ici environ trois ans, à la suite d’une évaluation. Si la progression est trop lente, il pourrait réclamer plus d’information, « des amendements supplémentaires… ou d’autres actions réglementaires ».

 

Pas de quotas pour le moment

Pour l’instant, toutefois, augmenter la quantité de renseignements demandés semble être à la limite de ce que plusieurs sont prêts à accepter. Les quotas — malgré des partisans influents comme le Régime de retraite des enseignants et en­­seignantes de l’Ontario — ont tou­jours peu d’appuis, et il y a peu de chances que cela change dans un avenir proche.

« Les quotas ne font tout simplement pas partie de notre culture », souligne Carol Han­sell, qui a siégé à plusieurs conseils et qui est l’une des som­mités canadiennes en gouvernance d’entreprise. « Je ne peux pas penser à un seul exemple où des quotas ont été utilisés pour régler un problème de cette nature. »

Même les mesures plus sé­vè­res qui pourraient être adoptées si la situation actuelle per­dure pourraient rester floues quant aux cibles à atteindre. « Je ne crois pas que la CVMO annoncera une cible spécifique », a écrit dans un courriel Andrew MacDougall, associé chez Osler, Hoskin & Harcourt LLP. « C’est un terrain nouveau pour la CVMO et le lien avec son mandat de protéger l’intégrité des marchés des capitaux n’est pas si évident. »

Les firmes pourraient ainsi devoir deviner les proportions que l’organisme a en tête.

Le Conseil consultatif du gouvernement du Canada pour la présence des femmes aux conseils d’administration, par contre, pourrait donner une idée du seuil attendu par les organismes de réglementation. 

La ministre fédérale du Travail et de la Condition féminine, Kellie Leitch, a établi un objectif national de 30 % de femmes sur les conseils d’administration. La ministre a indiqué qu’elle souhaite que les entreprises cherchent à atteindre cet objectif, « afin qu’on ne soit pas placé dans une position de devoir considérer d’autres options », a-t-elle précisé en entrevue à l’agence Bloomberg.

 

Oubliez les quotas?

Reste à voir jusqu’où les gouvernements seraient prêts à aller. 

Anne Giardini, qui a pris part au conseil consultatif du gouvernement fédéral, était présidente jusqu’à juin de la com­pagnie forestière Weyerhauser. Selon elle, « il ne faut pas sous-estimer la réticence de cer­­taines personnes au changement » sur cet enjeu. Et bien qu’elle garde elle-même « l’esprit ouvert sur la question des quotas », elle préférerait les éviter. 

Patrice Walch-Watson, une associée chez Torys LLP à Toronto, informe ses clients que la diversité des genres est à l’ordre du jour — « il va y avoir des changements », dit-il. Mais « il y a sans doute une partie de la population qui juge que c’est une perte de temps, que les compagnies canadiennes font du bon travail et qu’elles n’ont pas besoin de ce fardeau supplémentaire ».

Des intervenants influents, en particulier des investisseurs, réclament néanmoins une réglementation plus sévère si les compagnies ne comprennent pas le message. 

« Si aucun progrès n’est fait, la CVMO devrait examiner les différentes actions qui ont été entreprises ailleurs dans le monde et voir lesquelles ont eu du succès », affirme Stephen Erlichman, directeur général de la Canadian Coalition for Good Governance. L’organisme représente les investisseurs institutionnels les plus importants du Canada, qui ensemble gèrent des actifs de deux mille milliards de dollars.

« À ce stade-ci, le CCGG ne supporte pas les quotas, même si certains de nos membres croient que la cible de 30 % est inappropriée », a précisé M. Erlichman.

En réponse à l’appel de commentaires lancé par la CVMO l’année dernière, plusieurs ont plaidé en faveur de l’adoption de cibles concrètes et d’une chronologie précise. C’est le cas de Patrice Merrin, qui est passée à l’histoire en juin lorsqu’elle a été nommée sur le conseil du géant minier Glencore, le seul qui était encore entièrement composé d’hommes à l’indice de ré­fé­rence britannique.

« Établissez une cible selon laquelle les femmes doivent composer 33 % des conseils d’administration d’ici au 30 juin 2018 et décrétez dès le départ que si les cibles ne sont pas atteintes, des quotas seront imposés », a déclaré Mme Merrin. 

Le Canada examine des mesures inspirées du modèle « se conformer ou s’expliquer » dans sa mise à jour de la Loi cana­dienne sur les sociétés par actions. Mais « l’impression générale est que si l’organisme de réglementation des valeurs mobilières s’en charge, le gouvernement fédéral sera plus enclin à le laisser faire », souligne Me Walch-Watson.

 

Un atout

Dans quelle mesure les organismes de réglementation ont-ils le droit d’accélérer les choses au nom de la protection des investisseurs est sujet à débats, tant au Canada qu’à l’étranger. Certains voient la question comme étant davantage un enjeu de justice sociale.  

Mais l’ajout de femmes sur des conseils d’administration peut aussi avoir une plus-value financière, selon plusieurs actionnaires. Des études ont démontré que la diversité des genres aide à générer de meilleurs retours sur les investissements. 

Et il y a d’autres avantages. Des experts de la lutte à la corruption affirment que les conseils homogènes sont moins efficaces. La question est pertinente au Canada, qui travaille fort pour se débarrasser d’une réputation de tolérance face à la corruption de ses entreprises à l’étranger. 

« Des gens qui viennent de l’extérieur peuvent secouer la complaisance des conseils homogènes, la culture de club, et cela peut avoir un impact immédiat » sur la promotion de la bonne gouvernance, estime Alexandra Wrage, une experte internationale sur les politiques antifraude et la présidente de TRACE, un groupe contre la corruption d’entreprise. 

Le Canada inc. augmentera-t-il le nombre de femmes sur ses conseils d’administration, ou l’adoption de ces mesures moins contraignantes cautionnera-t-elle le rythme à pas de tortue des changements actuels?

Alison Schneider, une gestionnaire senior a l’Alberta Investment Management Corp., a écrit dans une entrevue par courriel que « compte tenu de l’attention accrue du public sur l’état la­mentable de la représentation des femmes sur les conseils, nous restons optimistes qu’il y aura des changements significatifs et positifs au cours des prochaines années ». L’AIMco juge que cinq ans est un délai plus approprié pour juger si la conformité volontaire a donné des résultats. 

Mais ce n’est pas tout le monde qui partage cette opinion. « Nous allons vous donner trois ans pour améliorer la situation et le signal est qu’une réglementation plus contraignante s’en vient », a noté Richard Leblanc, un professeur de droit a l’Université York de Toronto qui se spécialise dans la gouvernance des conseils d’administration. « Je suis certain que nous atteindrons 30 % si nous sommes seulement à 10 % maintenant. »

Plusieurs estiment que les plus grandes compagnies devraient avoir peu de difficulté à atteindre les cibles informelles, mais que ce sera une autre histoire pour les entreprises de plus petite taille — en particulier celles qui ont peu de femmes dans des postes de direction. Comment les organismes de réglementation mesureront le progrès accompli dans ce domaine est aussi sujet a spéculations. 

Donc la question demeure: devrait-on forcer les entreprises à changer leurs attitudes à l’égard des quotas?

« J’étais à une conférence de directeurs financiers aujourd’hui et j’ai demandé à plusieurs personnes comment elles se sentaient par rapport aux quotas sur les conseils d’administration », a confié Alexandra Wrage de TRACE, qui est basée au Maryland. « Chaque personne a répondu avec fermeté qu’ils détestent les quotas en tous genres, mais tous sauf une ont dit que ça pourrait être nécessaire dans les circonstances, puisque les choses bougent tellement lentement. »