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Nation d'innovation

L’avenir n’est pas si sombre pour les avocats, particulièrement si l’on envisage une pratique non traditionnelle.

CBA president Fred Headon (2nd fr. left) introduced the panellists: Marie-Claude Rigaud, Mathieu Bouchard, Monica Goyal, Mitch Kowalski and Béatrice Bergeron
CBA president Fred Headon (2nd fr. left) introduced the panellists: Marie-Claude Rigaud, Mathieu Bouchard, Monica Goyal, Mitch Kowalski and Béatrice Bergeron

Dans la prochaine décennie, selon Richard Susskind, « nous verrons davantage de changement dans le monde juridique que dans le dernier siècle ». Divers facteurs sont en jeu. Les clients exigent des services juridiques plus efficaces, à moindre coût. La libéralisation des services juridiques déjà en cours en Angleterre et en Australie se propagera à l’échelle mondiale, entraînant une plus grande concurrence de la part de fournisseurs non traditionnels de services juridiques. La technologie de l’information accélérera la transformation des services juridiques. Par surcroît, l’évolution démographique et la difficulté sans cesse croissante de l’accès à la justice contraindront d’autant plus la profession juridique à reconsidérer les hypothèses sur le modèle d’entreprise des cabinets d’avocats, arrivé en bout de course. La conjonction de ces facteurs sous-tendra la prochaine décennie de changements dans le marché des services juridiques.

En avril, le magazine National et le Projet de l’ABC Avenirs en Droit ont coparrainé un débat au Laboratoire de cyberjustice de l’Université de Montréal. Le sujet : les possibilités futures dans la profession juridique grâce à l’innovation. L’objectif : amener les étudiants à imaginer les compétences qu’ils veulent, les opportunités qui se présenteront à eux et comment en tirer parti. Voici des propos choisis de nos cinq panélistes.

Les panélistes:


Béatrice Bergeron
Lawyer/Avocate Juripop


Mathieu Bouchard
Partner/Associé, Irving Mitchell Kalichman


Monica Goyal
Founder/Fondatrice, Aluvion Law


Mitch Kowalski
Author of/auteur de Avoiding Extinction:
Reimagining Legal Services for the 21st Century


Marie-Claude Rigaud
Faculty of law/Faculté de droit,
Université de Montréal

 

Mitch Kowalski : l’évolution de l’exercice du droit

On dit que le droit a pour objet de protéger le tissu social de la société, ou les droits de propriété, les droits de la personne, les contrats, et ainsi de suite...

Mais personne ne dit jamais que le droit a pour objet d’assurer un gagne-pain aux avocats. De fait, il ne vise aucunement à vous procurer de l’ouvrage. Il n’est pas question de vous, pas de moi, pas de nous...

Malheureusement, comme les avocats ont traditionnellement les connaissances nécessaires du droit, et ont assumé le rôle de l’expliquer, nous sommes con­vain­cus d’être seuls à avoir le droit de l’exercer. Nous sommes même indignés que quiconque piétine nos plates-bandes...

Malheureusement, nous avons toujours exercé le droit sur un mode centré sur nous-même... On a forcé les clients à s’adapter à notre modèle d’entreprise. Nous n’adaptons pas notre modèle aux façons dont le client veut recevoir des services juridiques...

Mais nous ne sommes seuls à avoir le monopole des connaissances en droit. Nos clients sont exceptionnellement bien instruits. Ils maîtrisent un éventail d’aptitudes. Ils sont plus exi­geants que jamais. Et nous ne ne ne sommes plus les seuls gardiens du droit. Les gens ont accès au droit quand et où ils le veulent, avec un téléphone, une tablette ou un ordinateur. Et tant que nous sommes aveugles aux changements en cours, nous ne pouvons pas évoluer.

Si les avocats veulent réellement rester pertinents en ma­tière de services juridiques, je dirais que nous sommes à un tour­nant critique. Nous devons comprendre ce que nos clients veulent savoir réellement répondre à leurs besoins.

Nous abordons la période la plus bouleversante de l’histoire de la profession juridique. Mes étudiants en sont dé­semparés en sortant de mon cours. Mais je leur dis toujours qu’il s’agit d’un moment très stimulant pour ceux qui font partie de la profession juridique, à condition de ne pas vouloir devenir un avocat traditionnel.

 

Marie-Claude Rigaud: les structures d’entreprise alternatives

Nous avons un système où les sociétés du barreau réglementent les avocats, pas les cabinets. Elles réglementent au mo­yen de codes de conduite. Elles adoptent des règles. Elles reçoivent des plaintes, puis elles prennent des mesures disciplinaires...

Pourquoi redoutons-nous les structures d’entreprise alternatives (SEA)? Nous craignons que de quelque façon, elles diluent l’éthique de la profession, qu’en autorisant un investissement de non-avocats, nous cesserons d’être la profession que nous sommes aujourd’hui.

Il y a aussi une crainte que ce sera un coup de plus pour notre image professionnelle. Déjà, nous entendons dire que cette discussion sur les SEA n’est qu’une quête de nouveaux moyens d’enrichir les avocats et les investisseurs, et non d’améliorer l’accès à la justice. Il y a donc de la résistance...

Mais voyons l’autre côté. Voyons tout ce que peuvent apporter les SEA : nouveau capital; nouvelles idées; innovation; efficacité; qualité accrue des services juridiques; réduction du nombre de plaintes. Les perspectives sont très intéressantes. Depuis que l’Australie a autorisé ou admis les SEA, le nombre de plaintes a chuté des deux tiers...

Dans ce modèle de SEA que nous examinons, rien n’em­pêcherait les organismes de réglementation, en choisissant de réglementer les cabinets, d’imposer des obligations fi­duciaires et éthiques aux SEA, ni d’exiger que les SEA respectent des règles de confidentialité et le secret professionnel de l’avocat, de sorte que des renseignements privilégiés ne soient pas communiqués sauf consentement éclairé du client.

Diverses solutions s’offrent aux organismes de réglementation, notamment par la voie de la réglementation des ca­binets ou des entités. Voilà qui pallierait bien des soucis au sujet de la dilution des valeurs éthiques et de la déontologie de notre profession.

 

Monica Goyal: la technologie juridique

Pensez à la façon dont la technologie a bouleversé la musique.

Quand j’étais plus jeune, nous allions au magasin de disques et achetions un 33 tours. Puis, nous avons vu les CD ROM, et ensuite les MP3. Maintenant, nous en sommes aux services numériques. Nous n’achetons plus des disques, mais simplement des chansons. Le commerce de la musique en a été foncièrement transformé.

C’est la même chose avec les livres. Il y a quelques années, vous pouviez aller dans un magasin Borders, aux États-Unis. Borders a fait faillite parce qu’Amazon et le livre électro­nique ont supplanté la librairie.

La finance. Les gens se disent parfois : « Oh, ce sont des choses qui ne peuvent pas être chambardées. » Eh bien, la finance est en voie d’être chambardée. Nous avons Bitcoin — une nouvelle monnaie. Qui aurait cru qu’une nouvelle monnaie pouvait être créée et s’imposer? Comment les entreprises sont-elles financées?

J’entends parfois dire que « ce que font les avocats est spécial », « ce n’est pas possible de l’automatiser », « les relations humaines sont complexes », « ces choses ne peuvent pas être modélisées sur ordinateur ». Mais pensez-y : quels autres secteurs mettant en jeu les relations humaines ont-is été bouleversés par la technologie?

Il y a l’exemple d’OkCupid, pour la recherche d’une âme sœur. Qu’y a-t-il de plus humain? OkCupid a un algorithme très raffiné. L’intelligence artificielle travaillant en arrière-plan détermine qui vous convient le mieux. Et à quel point vous êtes attrayant.

... Google poursuit en Californie des essais avec une auto qui soi-disant commet moins d’erreurs qu’un [conducteur] humain. C’est de l’intelligence artificielle. C’est raffiné et c’est complexe.

Alors dans l’avenir, qui sera à votre avis votre plus grand concurrent? D’autres avocats? Vous pensez que c’est à d’autres avocats que vous livrerez concurrence? Ou est-ce les gens qui s’occupent eux-mêmes de leurs affaires, comme les plaideurs autoreprésentés? Ou est-ce Google?

 

Mathieu Bouchard: la diversité et de l’inclusion

L’ABC a publié en 2012 un excellent rapport de son Co­mité sur l’égalité : « Mesurer la di­versité dans les cabinets d’avocats : Un outil essentiel à un rendement supérieur ». Il permet aux cabinets de mesurer la diversité et il donne cinq raisons de le faire.

La rentabilité : Lorsque les clients d’une organisation sont diversifiés, le fait d’avoir un effectif qui l’est également peut aider à renforcer les liens avec les clients. Pour les relations com­mer­ciales mondiales, c’est la même chose. Lorsque vous avez des employés ayant divers antécédents et diverses ori­gines, vous avez naturellement des liens avec des gens partout au monde.      

Productivité : Des employés qui se sentent appréciés pour ce qu’ils sont au lieu d’être simplement un numéro et des chiffres, ils sont plus productifs. Il y a un sentiment d’appartenance. Ils veulent exceller parce qu’ils sentent que vous vous souciez d’eux. 

Attirer les meilleurs talents : Lorsqu’une personne choisit un lieu de travail, elle recherche la diversité. Comme entreprise, c’est ce que vous voulez offrir pour recruter les meilleurs éléments.       

Puis, il y a la gestion des talents. Si vous avez cinq ou six personnes de diverses origines, vous voyez circuler de meil­leures idées. Pourquoi? Parce que tous ne considèrent pas les choses de la même façon. Dans l’émission House of Cards, il y a quelque chose de frappant. Au dernier épisode de la dernière saison, M. Tusk rencontre ses avocats — il y en a six ou sept, tous des hommes blancs d’âge mûr. Les choses ne se présentent pas bien pour lui.

Vous devez bien vous poser la question : si vous êtes conseillé par six personnes qui sont probablement toutes sorties de la Faculté de droit de Harvard et travaillent toutes dans de grands cabinets, quelle sorte de diversité obtenez-vous? Recevez-vous les meilleurs conseils juridiques possibles?

 

Béatrice Bergeron: l’accès à la justice

Juripop est un projet qu’ont lancé trois étudiants en droit. C’était en 2009; ils avaient 19 ans. Le premier bureau a été ouvert à Saint-Constant, sur la rive sud de Montréal. Ils ont rapidement compris que même si vous devenez un avocat prospère et gagnez bien votre vie, il y a des situations où vous ne pourriez pas payer vos propres services. Nous sommes tous d’accord que c’est un problème. Alors Juripop a voulu combler la lacune entre la justice accessible aux très riches ou, par l’aide juridique, aux très pauvres... 

Depuis lors, le projet a pris une grande ampleur en créant des satellites et en offrant de plus en plus de services. Juripop emploie maintenant plus de 30 personnes dans la région de Montréal. Et il y a plus de 200 bénévoles, surtout des étudiants en droit...

De trop nombreuses personnes n’ont pas accès à un avo­cat dans une situation où elles auraient besoin de conseils juridiques. Pour elles, la justice est lente, coûteuse, complexe et non efficace. C’est un problème grave au Québec, mais aussi partout au Canada. Malheureusement, ce sujet est trop souvent négligé...                 

L’accès à la justice n’est pas seulement question de régler un différend au tribunal. C’est aussi informer et éduquer les citoyens pour prévenir l’échec du système judiciaire. Il nous incombe, avocats et futurs avocats, de nous attaquer à ce problème d’accès à la justice en apportant notre contribution, en modifiant notre façon de voir notre profession. Évidemment, le gouvernement a des responsabilités en la matière, mais je crois que c’est aussi à nous de changer le système de justice.