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Quand les paroles ont des conséquences

Les droits de la personne n’entendent pas à rire dans l’affaire Mike Ward.

Stand-up comedy stage

La comédie et l’humour sont des plaisirs universels. Les sketchs des humoristes ont un but simple et précis: faire rire les gens. Cet humour peut prendre toutes sortes de formes allant de blagues légères conçues pour tous les âges jusqu’à l’humour noir destiné aux adultes. Cependant, y a-t-il une limite à ce qu’un humoriste peut dire pour faire rire, surtout quand l’objet de ses gags est un enfant handicapé ? La liberté d’expression garantie à l’article 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés est un des fondements démocratiques les plus importants au sein de notre société; elle protège « une large gamme d’expressions » pour tout Canadien et Canadienne. Mais quand les paroles ciblent de manière précise un individu et se moquent du handicap dont il est atteint; est-ce que le droit à l’égalité de ce dernier, enchâssé à l’article 15 de la Charte, l’emporte sur la liberté d’expression ?  C’est justement sur cette question épineuse que la Cour Suprême du Canada devra trancher dans la cause de l’humoriste québécois Mike Ward, entendue le 15 février dernier. Les parties cherchent à savoir jusqu’à quel point un droit peut empiéter sur un autre.

Mike Ward est un humoriste reconnu pour son humour corrosif et choquant et qui, au cours de sa carrière, a fait l’objet de plusieurs dénonciations en raison du contenu obscène de ses prestations sur scène. Dans le cadre de son spectacle, « Mike Ward s’eXpose » (dont la première a eu lieu 2010) l’humoriste a eu dans son point de mire le jeune Jérémy Gabriel, un adolescent affectueusement surnommé « le petit Jérémy » par le public québécois. Jérémy a le Syndrome de Treacher-Collins qui entraîne des différences physiques au niveau de la tête, notamment au visage, aux oreilles et au palais et qui se manifeste par une surdité sévère. Les blagues de Mike Ward visaient l’apparence et le handicap de Jérémy. Ce spectacle, qui a été en tournée jusqu’en 2013, a fait de Jérémy une cible de harcèlement à l’école au point où Jérémy ne voulait plus rien faire et cesser d’exister. C’est ce qui a incité Jérémy et ses parents à porter plainte auprès de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec. La plainte fut transmise au Tribunal des droits de la personne du Québec. Le jugement a été favorable pour Jérémy et confirmé en appel.

Sans aucun doute, artistes et humoristes jouissent d’une grande liberté d’expression au Canada même quand les paroles sont choquantes et de mauvais goût. Cependant, il est important de nuancer une blague faite aux dépens d’un groupe ou d’un segment de la société en général et celles qui visent personnellement un individu. Voilà donc la problématique entourant la liberté d’expression de Mike Ward et les droits à l’égalité de Jérémy Gabriel. Ainsi, plus les propos injurieux sont de nature précise et touchent un individu en particulier, moins le droit devrait être utilisé comme bouclier afin de protéger l’individu qui les a prononcés. Ce critère de spécificité en est un parmi plusieurs, dans une liste non exhaustive, élaborée par la Cour suprême dans l’arrêt Bou Malhab qui milite en faveur de reconnaître un préjudice personnel. Qui plus est, les effets des blagues de Mike Ward sur Jérémy Gabriel font penser au propos de la cour dans l’arrêt Whatcott quand elle traite des propos haineux. Cet arrêt important de la cour affirme que des propos incitant la violence ou la haine ne sont pas des expressions protégées par la liberté d’expression. La cour remarque que ces genres d’expressions peuvent causer « des troubles psychologiques aux membres individuels du groupe [visé] … Si un groupe de personne est considéré comme inférieur, sous-humain ou sans loi, il est plus facile de justifier le refus de lui reconnaître, ainsi qu’à ses membres, l’égalité des droits ou de statut » Rappelons-nous qu’une des « blagues » dans le spectacle était que Mike Ward aurait dû noyer Jérémy quand il l’a vu dans un parc aquatique. L’abus ultérieur qu’a souffert Jérémy dû à ce propos a été incessant et a dramatiquement affecté sa santé mentale.

Confrontés avec un duel de droits, les tribunaux doivent se livrer à un exercice de pondération ou de conciliation des intérêts et valeurs opposés pour résoudre le conflit. Pour sa part, la Cour d’appel du Québec a tenté de concilier le droit à l’égalité de Jérémy avec la liberté d’expression de Mike Ward en précisant que ce dernier « pouvait très bien passer son message et même y inclure M. Gabriel sans que ses propos portent atteinte à sa dignité et à sa réputation ». Cependant, la liberté d’expression et le droit à l’égalité ne sont pas les deux seuls droits constitutionnels connexes aux propos de Mike Ward.

À cette histoire s’ajoute un autre droit qui, de prime abord, pourrait sembler étranger à cette affaire, celui du droit à la vie, liberté et sécurité de sa personne garanti à l’article 7 de la Charte. Quel lien pourrait-il y avoir entre ces droits et le débat liberté d’expression/égalité de la cause Mike Ward? Pour répondre à cette question, il suffit de se tourner vers le Projet de loi C-7 (qui a été adopté par le Sénat le 17 mars dernier et qui vient de recevoir la sanction royale) qui propose de modifier le régime d’aide médicale à mourir afin d’élargir l’admissibilité à ceux dont la mort naturelle n’est pas raisonnablement prévisible. Si ce lien demeure ambigu, c’est en analysant le contexte plus large du régime d’aide médicale à mourir que cette ambivalence se démystifie.

Certaines communautés de personnes ayant des handicaps s’opposent ardemment à ces nouvelles modifications. Ils sont d’avis que ce changement renforcera les pratiques discriminatoires déjà ancrées dans les soins médicaux. Selon eux, le projet de loi dévalorise la vie des personnes handicapées en rendant la mort plus accessible que le soutien. En proposant que la « souffrance » résultant d'un handicap ou d'une maladie chronique soit le principal critère d'accès, le gouvernement présente l’aide médicale à mourir comme une solution universelle au lieu de fournir des soins de santé accessibles, abordables et flexibles.

Les personnes avec un handicap au Canada sont marginalisées et exclues de tous aspects de la société canadienne. Il est maintenant largement reconnu que la cause de cette marginalisation et exclusion n’est pas la différence individuelle ou les conditions biomédicales des personnes avec un handicap, mais le défaut de la société à tenir compte d’une variété de besoins et réalité dans ses structures et organisations. On définit le capacitisme comme une forme de discrimination ou un traitement préjudiciable fondé sur des stéréotypes déshumanisants que les personnes avec un handicap sont « moins apte à contribuer et à participer à la société ou moins importante intrinsèquement que les autres ». Dans ses formes extrêmes, le capacitisme perpétue la notion haineuse que les personnes avec un handicap n’ont pas leur place en société.

C’est dans ce climat qu’on devient conscient du dommage qu’un spectacle comme celui de « Mike Ward s’eXpose » peut causer. Ce qu’il a dit au sujet de Jérémy Gabriel n’était pas juste de l’humour noir au détriment d’une personne avec un handicap, mais bien la perpétuation du capacitisme qui ne peut faire autrement que propager la notion que les personnes avec un handicap n’ont tout simplement pas leur place au sein de notre société. Comme l’a noté la Cour d’appel du Québec, les « propos dénigrants de M. Ward [envers Jérémy Gabriel] véhiculent le stéréotype qu’une personne vivant en situation de handicap vaut moins qu’une autre personne […] qu’elle devrait vivre moins longtemps ». Mike Ward s’acharne à dire que ses propos sont couverts par la liberté d’expression, mais jusqu’à quel point est-ce que la société canadienne est prête à protéger des expressions qui perpétuent le capacitisme et qui pourrait porter atteinte à la vie, liberté et sécurité de gens comme Jérémy Gabriel?

Voici ce qui n’est pas drôle dans toute cette affaire : l’humour injurieux et ciblé de Mike Ward a dévalué la vie de Jérémy Gabriel parce qu’il est né avec certains traits physiques qui sont perçus comme étant anormaux. On l’a pointé du doigt et on a ri de lui pour ainsi confirmer que sa vie n’avait pas la même valeur que celle des autres. C’est pourquoi l’importance de l’affaire Mike Ward va bien au-delà du débat sur les limites de la liberté d’expression et celle de l’égalité. Sous le spectre de l’adoption du projet de loi C-7 par le Parlement, un jugement en faveur de Mike Ward va être une régression dans le combat contre le capacitisme, qui est déjà une lutte difficile. En somme, sans égard à la décision ultime de la cour, le spectacle de Mike Ward nous donne une possibilité indispensable d’autoréflexion : nos paroles ont des conséquences, et s’accoutumer à être judicieux avec elles pourra indéniablement favoriser une atmosphère plus accueillante, respectueuse et inclusive que mérite chaque personne.